Un personnage flottait au seuil du bureau. C’était un vieux bonhomme avec un visage de petit garçon, à moins que ce fût un petit garçon avec un visage de vieux bonhomme, un de ces malheureux enfants frappés de sénescence et dont on fait en général la population des groupes de rock-musique. Sur le visage du bonhomme flottait aussi un sourire détaché et impavide, un sourire fin et cependant exagéré comme un voile presque impalpable. Le personnage toqua au chambranle et Bogey faillit sauter au plafond.
— Quoi ? Quoi ? (Il se rattrapa au plateau du bureau.)
— Voudriez-vous avoir l’amabilité de bien vouloir m’annoncer à Monsieur l’inspecteur de police Dumont, s’il vous plaît ? demanda l’énergumène. Il avait une carte de visite entre les doigts.
Bogey se leva avec précaution et contourna le bureau. Il ne pensait pas qu’on pût raisonnablement faire entrer autant de mots dans une seule phrase, ni surtout les prononcer d’affilée, et avec autant de précision et d’autorité naturelle. Il saisit la carte et la tint à la main tout en examinant le bonhomme, avant de le jeter. L’homme n’était pas jeune, en dépit de ces cheveux coupés court qui donnaient à son crâne l’aspect abrupt, géométrique, d’un para-commando miniature, il portait un costard gris souple dont il était facile de deviner qu’il avait dû lui coûter chaud, une chemise de soie aveuglante, d’un blanc lumineux, et il avait fiché une épingle en or dans le gras de sa cravate de soie bleu nuit, ce qui ne se faisait plus depuis la fin des années trente. Il avait un petit feutre sombre trempé de pluie à la main gauche, et un attaché-case de cuir noir monogrammé.
Pas difficile de se rendre compte qu’il ne s’agissait pas d’un clodo. Bogart retourna la carte. Antoine Blondain, 9, rue des Roses, et un numéro de téléphone. Le bristol avait un aspect presque laiteux, et du bout du doigt, Bogey sentit machinalement qu’il s’agissait de gravure en relief. Il décida de ne pas jeter Antoine mondain, en dépit de l’heure.
Au bout de vingt-six ans de carrière, il savait reconnaître une grosse légume lorsqu’il en rencontrait une et Blondain, de toute évidence, était une grosse légume. Peut-être même qu’il connaissait personnellement le proc’…
Blondain n’avait pas lâché son indestructible sourire.
— Monsieur Dumont. Pourriez-vous ?
— Ouais ! dit Bogey en plissant les paupières. Dumont, hein ?
Il consulta sa montre en retroussant les lèvres, ce qui découvrit ses vraies dents à lui :
— L’est au tir, avec le reste de la Criminelle « B ».
— Est-il possible de le joindre ? demanda Blondain d’un ton rempli d’espoir.
— Ouais ! le joindre… (Bogart avait adopté un ton désabusé. Grosse légume ou pas, il fallait quand même que le type fût conscient de l’exploit, à six heures vingt-cinq un mercredi soir. Pour faire comprendre ce genre de chose, rien ne valait un ton de professionnel, un ton désabusé. Un proc’ ne se livre pas à des galipettes, et ne fioriture pas.) S’il a une radio au stand, on va pouvoir le joindre, mais s’il n’en a pas…
— Alors, nous ne pourrons pas le joindre, sourit le petit homme. Voulez-vous avoir l’amabilité d’essayer, dit-il d’une voix légère mais sans réplique.
— Asseyez-vous, déclara Bogey. On va tenter le coup.
Le petit homme s’assit et posa la mallette sur ses genoux, puis il y déposa le feutre. Bogey composa le numéro de la salle de commandement, un coude fiché à demeure dans le sous-main.
Lorsqu’il obtint le poste, Blondain se demanda si quelqu’un n’avait pas poussé soudain le potentiomètre de volume à fond, à leur insu, et Bogey se mit à tonner et à gronder comme un express.
— Marcel… Ouais ! dis-moi, Schneider et les autres, au tir, tu sais pas s’y z-ont un portable ? Hein ? Ouais ? Schneider ? Hein ? Oui ? Tu sais pas s’ils ont une radio ? Ouais ? (Il plaqua la paume sur le combiné et rapporta d’une voix normale à Blondain :) Ils ont une radio… (Il retira la main.) Topaze combien ? Ouais ! Vingt-quatre. Non, j’ai rien ici. Bon, non mais faut que tu appelles Dumont. DU-MONT. Y a un client pour lui dans mon bureau… (Bogey se tut, examina le client encore une fois et hésita visiblement.) Ouais ! je quitte pas…
Il écarta l’écouteur de l’oreille et s’enquit :
— C’est urgent ?
— Urgent ? Non, pouffa Blondain. Urgent… C’est au sujet de Mayer. Vous savez, Mayer…
— Je sais, coupa Bogey.
Il percevait nettement le trafic entre la salle de commandement et Topaze vingt-quatre. On avait l’impression que le portable émettait depuis la pièce d’à côté. C’était Charlie Chan qui trafiquait et le jeune homme ne respectait rien, pas même la sacro-sainte discipline radio chère à Big Brother et si ce dernier se trouvait à l’écoute, il y avait du remontage de bretelles dans l’air.
— Qu’est-ce qu’il veut, ce client ? demandait le Chat. Il sait pas lire l’heure ou quoi ?
— Un instant, vingt-quatre, je me renseigne auprès du collègue…
— Dis-leur qu’il veut leur parler de leur affaire en cours, tonna Bogart en termes voilés. (Jamais de noms à la radio. Jamais.)
Marcel accrocha le vingt-quatre.
— On rentre, annonça Charlie Chan. Gardez-le au frigo, on est au C.C. dans un quart d’heure au max… Terminé.
Bogey raccrocha et soupira, simultanément. Maintenant que l’affaire Dumont était en bonne voie de règlement, il avait la sienne à solutionner, comme on disait maintenant, dans les hautes sphères, et c’était pas de la tarte. Il fixa Blondain d’un regard et tous deux hochèrent la tête.
— Je crois bien que je n’ai pas tout à fait tout dit aux deux inspecteurs qui sont venus enquêter chez moi, lundi matin, déclara Blondain. J’ai même l’impression que je leur ai caché des choses, vous savez…
— Ah ? dit Bogey.
— Oui, ah ! J’habite en face de chez Mayer, et Mayer est mort. Vous savez que Mayer est mort, n’est-ce pas, bien que la presse n’ait pas donné beaucoup de publicité à ce décès ?
— Oui, dit Bogey. Je sais…
— C’est normal, dit Antoine Blondain. C’est normal que vous sachiez, vous autres, puisque vous êtes de la police. Mais je crois que je sais quelque chose que vous ne savez pas, vous autres de la police. Je pense que si vous le saviez, vous auriez déjà procédé à l’arrestation de ceux qui ont tué Mayer. C’est logique, n’est-ce pas ?
— Oui, accorda Bogey.
— Je crois que je sais quelque chose que vous ne savez pas, poursuivit Blondain. Je crois que je sais qui a tué Mayer.
Et il se tut, les mains croisées sous le chapeau mouillé.
— Oh ! merde, soupira Bogey…
Oh ! merde, pensait Perrier à la bécane.
Les trois autres pensaient pareil, et ils en étaient encore à étaler le choc, et ils avaient à peine commencé à explorer les classeurs Blondain. Ils faisaient à peine connaissance avec le terrain et ils y allaient à pas de loup. Les classeurs Blondain (car ils savaient qu’ils ne les appelleraient plus autrement que les classeurs Blondain, dorénavant, comme on disait les Ferrets de la Reine ou la Dépêche d’Ems) se présentaient sous la forme de Chaix, à la différence qu’ils n’indiquaient pas seulement des heures d’arrivée et de départ, mais qu’ils fourmillaient en outre de milliers de détails précis et dont on sentait bien qu’ils étaient le fruit d’une observation minutieuse, digne du meilleur des entomologistes, s’il n’eût pas porté sur un homme et un seul. Car les quatre classeurs reliés plein Skivertex vert relataient tous les faits et gestes, chacune des allées et venues de Mayer depuis le premier décembre 1976, tout au moins la partie de ceux-ci observables depuis la fenêtre de Blondain. Il y avait tous les numéros de voiture qui étaient dans le parc, avec l’identification de leur propriétaire, leurs heures et jours de départ et d’arrivée, et l’ensemble aboutissait à quelque chose de parfaitement inimaginable et de presque terrifiant, comme si le frêle Blondain avait mis sa proie sous une cloche de verre, mais pourquoi ? Il y avait tous les visiteurs et les numéros des fournisseurs et il était clair que Mayer recevait beaucoup et beaucoup de jeunes femmes, et pas toutes de petite vertu, à des heures où elles eussent dû se trouver chez elles en train de s’adonner aux joies simples de la tapisserie et du crochet au lieu de… mais au lieu de quoi ? au juste.