Schneider alla poser le .45 sur une étagère, et Monmon posa la mallette à son pied gauche, presque sans incliner le buste. Il ne quittait pas le policier des yeux. Celui-ci se tourna et enfonça les mains dans les poches. Ses yeux gris étaient ternes et lourds comme la surface d’un étang gelé.
— Visite… amicale ? s’enquit-il d’une voix très lourde, sans relief.
— Si on veut, sourit la femme. On peut s’asseoir ?
— Vous pouvez, dit Schneider.
Ils s’assirent. Le policier les observait pensivement, immobile. Edmond finit par retirer la main de sa poche. Puis Schneider sourit de mauvaise grâce, la tête ailleurs et dit :
— Vous prenez un verre, pour commencer ?
— Si tu veux, dit Dinah.
Elle avait tordu ses cheveux en un lourd chignon ingénieux et parfaitement désuet et ce con de Ray Charles chantait que le blues était son petit nom et arpégeait comme Leroy Carr dans le soir tombant en disant qu’il n’en avait rien à foutre d’où il allait, comme avant. Car il y avait eu un avant.
— Si vous voulez, lieutenant, dit Edmond.
— Whisky, proposa Schneider. Bourbon, cognac, armagnac, bière…
— C’que tu veux, sourit Dinah.
C’était un sourire qui provenait de la pièce d’à côté, un sourire à tiroirs, neutre et volontiers appliqué. Les yeux du policier s’attachèrent à l’échancrure du corsage de soie verte (Balmain ? Courrèges ?) et Schneider ressentit un petit picotement à la base de la nuque et trois tonnes de plomb lui atterrirent au fond de l’estomac, et il eut comme un sourire en retour.
— Bière, dit Edmond.
— Heineken, proposa Schneider machinalement.
— Heineken, oui, lieutenant, dit Edmond. Ça sera parfait…
— Parfait ? Parfait ? dit Schneider avec l’expression d’un type pas clair qui glisse sur un parquet trop bien ciré.
L’homme et la femme l’observèrent avec ébahissement. Il aurait pu faire pas mal de choses très incongrues, comme se transformer subitement en crapaud ou en citrouille, ou en chauve-souris et se tirer par la fenêtre en voletant en zigzags, mais il fit plus et mieux, il partit à rire et Edmond se demanda si le lieutenant n’était pas complètement schlass et il consulta Dinah du regard (putain de Leroy Carr) et n’en ressentit aucun réconfort, parce que le comique de sa situation leur échappait totalement.
— Parfait, nom de Dieu ! hoqueta Schneider.
Ils avaient entendu Schneider rugir de rire une fois ou deux, mais ça remontait à tellement loin (à des époques presque antédiluviennes), il avait alors dix ans de moins dans le mauve du soir et quinze kilos de plus et il appartenait au monde des vivants, il n’avait pas encore commencé le voyage, à discuter avec ceux qu’on ne voyait pas tous les jours dans la rue.
Dinah sourit à tout hasard et remua un peu, piquée au bord du divan en cuir souple, comme n’importe quelle dame patronnesse parmi tout un tas de poufiasses à un dîner ranci — et ça lui allait comme une paire de bretelles à un alligator. Schneider cessa de rire — comme si on avait brutalement coupé le courant — et il les fixa froidement, puis il se rendit dans la cuisine sans rien dire (et qu’y avait-il à dire, sinon qu’ils ne pouvaient rien y comprendre du tout ? Même s’ils le voulaient, parce que qui aurait l’idée de demander à de simples instruments de comprendre quoi que ce soit, sans blague ?) et il en revint fort civilement nanti de tout un tas de bouteilles et de verres dissemblables.
Il y avait de l’Heineken, bien sûr, et du Cointreau bien frais et la femme observa les grands doigts maigres qui avaient entrepris de dépuceler la bouteille carrée en se demandant comment il avait fait pour se rappeler, ou si c’était une de ses formes habituelles de cruauté.
Ils commencèrent par boire le coup, sans rien dire. Schneider avait avancé l’unique fauteuil en cuir et son visage maigre où les pommettes avaient l’air de vouloir crever la peau parut s’animer peu à peu, et il dit, en traînant sur les mots :
— Sans vouloir m’immiscer, vous pouvez me dire ce que vous foutez ici, tous les deux ?
— On a des nouvelles pour toi, dit Dinah, par-dessus son verre.
Elle montra la mallette d’un ongle laqué de noir.
— Trop petit, mon ami, dit Schneider.
Il se pencha à peine, et saisit la poignée, souleva l’attaché-case et le posa sur ses genoux. Il pesait presque aussi lourd qu’une gueuse en fonte, et une seule serrure commandait les deux pattes. Dinah lui lança une clé minuscule et compliquée qu’il n’eut aucune peine à intercepter du gauche en vol. Il était assis sur le sommet du monde. Il la tripota et la fourra dans sa poche, puis il reposa la mallette par terre. Le Cointreau était juste assez froid : pas glacé mais bien froid et il en versa deux autres verres. Edmond avait déjà achevé sa bière.
— J’vais vous laisser, annonça-t-il. (Il mit la main à sa poche, comme s’il craignait qu’on lui eût dérobé un objet précieux et son ton laissait entendre qu’il estimait avoir fait sa part de boulot, et que le reste, entre eux, ne le concernait pas le moins du monde. Il se leva et Schneider en fit tout autant.) J’vous laisse la voiture, Dinah ? J’peux rentrer à pied.
— Prends la voiture, dit la femme d’un ton sans réplique. Elle se radoucit : Si j’ai besoin, je te rappellerai pour que tu viennes me chercher. Ou alors je prendrai un taxi.
— Oui, dit Edmond.
Il opéra un demi-tour réglementaire et saisit la main maigre et brûlante que Schneider lui tendait.
— Bonsoir, Edmond, dit le policier.
— Bonsoir, lieutenant, dit l’homme.
Il avait presque quitté la pièce, et ça lui avait facilement pris trois ou quatre secondes, lorsque Schneider le rappela à mi-voix. Les deux mains au fond des poches du survêtement (ça lui faisait des bosses comme un petit parachute ventral) le policier se tenait debout en équilibre sur la pointe des pieds, maigre et indécis, et son visage paraissait vaguement perplexe.
— Merci Edmond, dit Schneider. Merci de l’avoir gardée…
L’homme hocha la tête, avec la même expression que si ça allait de soi et ils entendirent la porte se refermer et il fallut sans doute qu’ils y prêtent une grande attention, car l’homme ne faisait plus guère de bruit qu’un mauvais rêve. Schneider se massa les tempes du bout des doigts.
Dinah avait sorti une John Player’s Spécial et l’allumait à la flamme ronde d’un micro-briquet en jade fin comme un crayon. Schneider se laissa tomber sur le divan, non loin d’elle et un de ses ongles crissa sur son bas, à l’intérieur du genou.
— Par quoi on commence, Dinah ? Par le début ou par la fin ?
— Comme tu veux, dit la femme. Comme tu veux…
— Comme je veux, ricana le policier.
— Comme tu veux.
Il claqua des doigts. Tendre mercredi : il avait touillé la merde, jusqu’à plus soif, il en avait ras les naseaux, il avait remué le fond du marécage et des grosses bulles grasses et noires étaient venues crever à la surface des eaux huileuses, comme de grosses et merveilleuses fleurs carnivores aux pétales charnus (maintenant elle est partie, elle s’est tirée et j’en n’ai plus rien à foutre), il avait fini par revoir le commandant et Mounier, mais ni Cheroquee, ni le type qui pieutait avec, le beau et noble Gallien, et elle, Dinah, c’était le bouquet. Le fin du fin. Il but dans son verre.
— Tu vas connaître mes pensées, observa la femme.
— Par exemple, s’exclama Schneider.
— Tu te fous bien de mes pensées, hein ! Schneider, dit-elle avec amertume. C’est tout juste si j’en ai, des pensées, pour toi.
— Complètement, dit Schneider. Tout juste.
Il vida le verre.