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Il fit un geste vague en direction de la mallette.

— D’où ça vient, ça ?

— Mayer, dit la femme.

— Quoi ? demanda Schneider.

— Mayer, répéta la femme sur le même ton.

— Explique, dit Schneider en lui passant un bras autour de la taille. (Et pourquoi pas, puisqu’il rentrait chez lui, avec la dépouille de ses ennemis, puisque la roue de fortune avait fait tout le tour et était revenue à son point de départ, en équilibre parfaitement instable, ce qui en faisait toute la noblesse.)

Elle se laissa aller contre le dossier.

— Je suis sortie un moment avec lui…

— Ouais ! dit Schneider. Et alors ?

— Il y a quelques jours, il m’a appelée. Ça faisait un vrai bail qu’on s’était pas vus, ni téléphoné, ni rien, alors ça m’a étonnée, au début. Il voulait me voir, dans un coin tranquille, tout ça… (Elle hésita, fixa le policier, puis sa cigarette. Elle les connaissait l’un comme l’autre et elle savait aussi qu’elle ne pouvait pas s’en passer, même si elle devait attendre aussi peu d’affection de l’un que de l’autre.) Bon. J’avais pas tellement envie, mais j’ai fini par y aller et c’est là qu’il m’a refilé la valise et la clé. Au départ, j’ai eu l’impression que c’était un truc bidon, mais il m’a dit que s’il lui arrivait quelque chose, un accident ou n’importe quoi, il fallait que je t’apporte ça et que tu saurais ce qu’il y aurait à faire. C’est tout.

Schneider s’empara du paquet de cigarettes de la femme, et celle-ci lui donna du feu.

— Merci, dit Schneider. C’est tout ?

— Oui, dit Dinah. C’est tout…

— Ça va, dit Schneider. Il la serra contre lui : Ça te dit, de monter sur un coup tordu ?

— Un coup tordu ?

— Gallien, dit Schneider. Il t’a rien dit de plus ? Tu es sûre ?

— Rien de plus, dit la femme. Il avait pas le temps, il devait prendre l’avion.

— On doit tous prendre l’avion, objecta Schneider d’une voix douce, insinuante. Un jour ou l’autre…

Quand il venait rejoindre Cheroquee, dans le temps, au Motel 33, il roulait dans la pluie comme un malade, avec toute la rampe des phares allumés et Ray Charles (Early Ray) chantait de sa voix rauque des airs d’une mélancolie extrême — il se rappelait des courses furieuses et de longs travers, tandis qu’elle l’attendait dans la chambre en mangeant des mandarines et des œufs durs qu’elle épluchait dans les cendriers, en repassant les Carmina Burana, Édith Piaf et StPete’s Blues, vêtue d’une salopette verte en velours, de deux tailles trop étroite du haut.

Le policier hocha la tête : Mayer avait bien laissé un héritage, et il lui en revenait une part, un simple échantillon sans doute, compte tenu du volume de la mallette. Schneider sortit la clé de sa poche et l’examina attentivement. En dépit du fait qu’elle semblait hérissée de barbelés incongrus, tant elle arborait de fioritures destinées à rassurer, elle ne provoqua en lui qu’une réaction de lassitude, mêlée de vague ressentiment et de dégoût, comme dans ces distributeurs automatiques lorsque vous introduisez deux pièces de un franc et que vous obtenez (sans trop de surprise) un paquet de chewing-gum, ou un étui d’anis de Flavigny, ou de vagues bonbons à la mandarine, sans qu’il soit un seul instant more fun to compete.

Il la laissa pendouiller quelques instants devant leurs visages, au bout de son petit anneau métallique. D’une certaine manière, elle constituait leur plus sûr remède contre la barbarie.

Puis il la rempocha, presque à regret.

Pour le grand, l’immense Early Ray, le problème ne se fût même pas posé, mais il la rempocha, pour la seconde fois. Il avait plus qu’une idée, pour le coup, les deux valoches, c’était autre chose, mais là, il comprenait à la fois le cadeau et le sens du cadeau et c’était quelque chose comme, vous avez les moyens, alors allez-y, montrez-nous ce que vous pouvez faire, plus question de juges et de procureurs et d’histoires à la mords-moi le pneu, maintenant que vous pouvez, montrez-nous ce que vous êtes capable de faire, vous un flicard de dixième zone avec un putain de cadeau empoisonné comme ça.

Il devait reconnaître que ça avait un aspect plus que tentant.

— Quoi d’autre ? demanda-t-il en se renfonçant dans le divan.

— Pas grand’chose, hésita Dinah. Il faudra qu’on se voie un de ces jours pour faire les comptes.

— Pas la peine, dit Schneider.

— Il va falloir, Claude. (Elle écrasa la cigarette dans le cendrier et cela nécessita un mouvement lent de tout le buste, puis elle releva la tête et ses yeux affrontèrent sans trouble le regard gris, attentif de Schneider. Son visage était beau et lisse, comme un masque d’idole africaine et presque pas maquillé, mais sa bouche était enduite d’une couche épaisse de rouge poussiéreux, mais c’était sa bouche à elle, pas vrai ? et elle était bien libre d’en faire ce qu’elle voulait, l’expression en était amère, mais c’était dans son jeu de scène à elle et elle détourna les yeux, parce que c’est vachement dur d’aimer quelqu’un, quand il aime quelqu’un d’autre.) Je vais vendre et quitter la ville…

Schneider tira sur sa cigarette.

— Tu as quelque chose en vue ?

— Non, dit la femme. Je voudrais seulement descendre au soleil. (Elle eut un rire digne et triste — et c’est le pire, lorsque la dignité se joint à la tristesse, parce que c’est presque irrémédiable, mais en même temps, elle tint à se tourner elle-même en dérision, sans s’apitoyer un seul instant sur son sort. Elle avait aimé la ville, mais c’était plus possible. Qui n’avait pas aimé la ville ?) Je voudrais vivre un peu, Claude, dit-elle lentement. Tu comprends ? Je sais pas si tu comprends. (Elle leva les yeux au plafond et les ferma dans un espèce de sourire presque extatique et en tous cas douloureux qui erra légèrement sur ses lèvres pleines, comme si elle ressentait déjà, sans trop y croire, la morsure du soleil sur sa peau et le flamboiement de ses rayons sanglants et de ses globules concentriques derrière ses paupières serrées.)

— Vivre un peu, ricana Schneider. Nous en sommes tous là, mon cœur, vivre un peu. Il y a un vieux blues, les paroles, au début, disent : « Oh ! seigneur (n’importe lequel, hein ?) laisse-moi vivre seulement jusqu’à demain matin… »

Il se tut immédiatement, de peur d’en dire trop.

Il en crevait, de la peur d’en dire trop.

Il étendit la main et ses longs doigts maigres effleurèrent le visage aveugle de la femme, ils étaient aussi vieux l’un que l’autre, ils étaient là depuis le début des temps, ils le frôlèrent avec une déchirante, une terrible tendresse. Elle était aussi là depuis le début des temps, et ça compliquait tout.

— Vivre un peu… dit la femme.

— Descendre au soleil, murmura Schneider avec une espèce d’amertume distante, comme s’il savait qu’il n’aurait jamais le temps de descendre au soleil, ni de s’éloigner de la ville, comme si celle-ci avait noué autour de lui, inextricables, ses cercles maléfiques, ses cercles à elle, faits de smog et de volutes de brouillard à contretemps (et ne vous y trompez pas, c’est ce qui vous attend tous, des cercles maléfiques et des marais putrides, jusqu’au bout, et pour le compte il n’y a plus d’innocence que l’ingénuité des œuvres ratées), seulement le lieutenant Claude Schneider n’en avait plus rien à foutre, il était gorgé de soleil et de ciel vaste et froid jusqu’à plus soif et il se contentait de regarder le sang noircir par terre, dans la poussière fine comme de la farine.

Il le savait et c’était ce qui faisait son reste de grandeur, son ultime vestige, mais il resterait. Il ne ferait rien pour empêcher l’eau de monter, occupé qu’il était à autre chose. Il sourit à la femme, parce que la malheureuse n’y était pour rien : il allait s’offrir Gallien, il le sentait au bout des doigts, il l’avait à sa main et il en serait fait de Gallien et de sa compagne, cette belle femme aux bras nus qui avait partagé sa couche un instant, et rien compris du tout.