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— Et toi ? demanda la femme. Qu’est-ce que tu vas devenir ?

— « J’vais acheter une carabine. 44 et aller dans ces putains de Montagnes noires ».

Il citait Bessie Smith et en tirait une sombre satisfaction : il avait un diable dans son cœur et son esprit était plein de haine noire, et il étendit la main à plat devant lui. Les doigts de la femme lui enlacèrent le poignet comme des lianes, mais qui a déjà vu des lianes tièdes et souples, et terriblement douces ?

— Tu n’as pas envie de soleil, Claude ? Depuis le temps que tu te crèves le cul pour ces connards…

— Pas pour ces connards, dit Schneider. Ces connards, j’en pense exactement la même chose que toi : en gros, qu’ils peuvent crever la gueule ouverte…

Il la fixa à bout touchant et il s’accrocha à ses yeux froids.

— Alors, pour quoi ?

— On me paye pour ça, rappela Schneider d’une voix lointaine. Mercenaire de l’État français… (Il rit.) À condition de pas déranger leurs cercles. Chien de garde du capital, si tu veux. Mais peut-être que tu veux pas ?

— Non, je veux pas, dit la femme.

— Arrête, dit Schneider, arrête : dans cinq minutes tu vas inventer la dignité. C’est pourtant pour ça qu’on se bagarre, nous autres, pour leur putain de fric et leurs saloperies de barons, et en un sens ça vaut mieux, parce que ça occupe. Leurs princes et leurs barons, et on verra bien les autres, mais on se battra jamais pour Wonderful Gatsby ou les cordes qu’il y a dans C.C. Rider… Jamais, affirma Schneider. En attendant, j’me demande bien qui est en train de t’embrasser en ce moment…

— Personne, dit la femme. Hélas.

Il s’amusait à lui caresser le front (mais il n’était pas très sûr qu’il n’y avait pas eu un cut), elle lui demanderait de partir avec elle, et pour cela, il n’avait qu’à oublier les radios du doc’, et à taper une lettre de démission, une lettre qui commençait par (à la date du 26 novembre 1979) L’inspecteur principal Claude Schneider, matricule n°… à Monsieur le Ministre de l’intérieur, sous couvert de la voie hiérarchique, une lettre qu’il mettrait au courrier du soir au bout de vingt-trois ans de bons et loyaux services, et il ne serait pas du tout en peine de retrouver un job dans le privé, payé le double, dans une boîte de gardiennage, de surveillance ou de renseignement, ou alors, pour ce qui est de survivre, ils n’auraient qu’à taper dans le paqueson de fric qu’elle avait mis de côté sur les recettes, depuis un peu plus de dix ans.

Il rachèterait peut-être une Porsche ou une BMW d’occasion, et des costards blancs à chier partout. Elle lui donna un coup de coude, parce qu’elle était vivante.

— À quoi tu penses ?

— En général, c’est la question qu’on pose après, observa Schneider.

— Après quoi ?

— Après fick-fick, dit Schneider, histoire d’indiquer qu’il savait encore que ça existait. Tu reprends un verre ?

— Oui. Je vais en avoir besoin.

— Tiens donc. Pourquoi ? demanda Schneider en versant.

Il y avait des cuivres qui riffaient comme des dingues.

— Pour fick-fick, comme tu dis… À quoi tu pensais ?

— Des conneries, dit Schneider. Son sourire se fit sinistre. Je pensais juste à la gueule que Big Brother ferait en transmettant ma demande de démission… Délié de l’obligation de réserve…

— Tu démissionneras jamais, dit la femme. Tu as cette saloperie de boîte dans le sang, à croire que tu es né avec un sifflet à roulette dans la poche et un calibre sous le bras…

Schneider écarta les mains, autant que possible.

— J’ai pas de calibre sous le bras, dit-il.

Il lui entoura le cou. Il ne savait pas encore s’il avait envie de faire l’amour avec elle ou non, ni si elle en avait envie, mais ce qu’il savait, c’est que malgré son immensité et sa force, il avait envie de la toucher, de sentir la chaleur de sa peau dans ses paumes, comme si de fil en aiguille, tout pouvait repartir dans le même sens, recommencer une fois encore et encore une fois, malgré ce qu’il transportait de trouble et de sombre depuis la Tour de Constance (ne me donnez jamais la puissance, car alors je vous détruirai et vous le savez, n’est-ce pas ? que je vous détruirai, par tous les moyens, parce que c’est ma tâche et ma besogne, de vous détruire, puisque vous lui avez manqué).

Il contrôlait parfaitement la situation : il était sec et méchant mais elle l’enserra de ses bras et elle fit tant et si bien, qu’après avoir eu envie de lui coller une mandale maison, il ne put faire autrement que de se rendre à ses raisons à elle.

À la mi-temps, serrés l’un contre l’autre et lavés de pas mal de saloperies, elle lui demanda ce qu’était devenu le Prophète et elle l’entendit tousser — pour la première fois. Sa voix s’était faite voilée et sarcastique, âpre comme celle d’un bluesman, étamée au whisky.

— Mort le Prophète, dit le policier.

— C’est sûr ?

— Ouais ! c’est sûr. Il avait acheté une espèce de cahute en Normandie et une nuit, tout a cramé. Comme c’était au diable-vauvert, le temps qu’on avertisse les pompiers et qu’ils rappliquent, on a juste retrouvé de quoi procéder à une expertise dentaire. Pourquoi ?

— Pourquoi ?

— Pourquoi tu me demandes si c’est sûr ? interrogea Schneider, les sens aux aguets. Pour penser que c’est pas lui qu’on a retrouvé, faudrait imaginer un truc débile, que quelqu’un trouve un macchabée, le travaille et cambriole le cabinet dentaire où le Prophète a été soigné et ensuite qu’il mette la main sur les fiches d’empreintes et de radios, et en glisse une autre à la place…

— Mais c’est pas impossible, insista Dinah.

— Impossible non, reconnut Schneider. Seulement rocambolesque et c’est déjà trop. Sans compter la calcination des restes dans le brasier d’une baraque en flammes, parce qu’il faut tout de même qu’il en reste assez pour pouvoir procéder aux diverses expertises. C’est là que ça coince, sauf si le type est assez coriace pour jouer le tout pour le tout et accepter que tout ce boulot tombe à l’eau, simplement parce que les flics ne retrouveront rien qui puisse permettre d’aboutir à une identification formelle.

— Le Prophète était assez coriace pour ça.

— Oui, dit Schneider. C’était assez dans son genre, un coup de poker comme ça, seulement c’est toujours le plus simple qu’il faut avoir présent à l’esprit dans ces coups de temps-là : le feu a pas pris naturellement, puisque les pandores ont relevé cinq foyers principaux dans la bâtisse, ainsi que des traces d’hydrocarbures et des chiffons dans le parc, mais pour ce qui est du Prophète…

— C’était un dentiste d’ici ?

— Oui. Renard, dit Schneider.

— Tu peux pas vérifier s’il s’était fait casser ou pas ?

— Je peux, dit Schneider. Il se redressa sur un coude et ses doigts effleurèrent un sein rond et ferme, sans que le hasard y eût sa part, et il dit lentement : tu me cacherais pas des choses, par hasard ?

— Mmmm, dit la femme en tortillant des hanches. Des tas de choses que tu aimes… Si tu veux, je me retourne.

— O killed, dit Schneider. Des choses, pour le Prophète.

Elle batailla avec le sac de couchage dans la pénombre, puis elle parvint à ses fins et prit ses aises, les genoux écartés et le menton sur les avant-bras croisés et dans la pénombre le visage de Schneider la surplombait comme un morceau de falaise, menaçant et indéchiffrable et elle sentit qu’il lui posait la main bien à plat sur le dos et qu’il pesait sur elle, un peu au-dessus de son omoplate gauche. Pour Gallien elle comprenait.