— Alors ?
— Alors rien. C’est vrai que tu démissionneras ?
— Ouais ! dit Schneider. (Il entreprit de lui déchirer la peau à coup de griffes.) C’est vrai.
— En attendant, tu veux Gallien.
— C’est ça, dit Schneider.
— Donnant-donnant, dit la femme d’une voix plus qu’amère, comme la guitare dans I used to be so happy de Ray Charles à la fin des années quarante, quand le bonhomme se donnait de fausses intonations à la King Cole avec ses quartettes à la mords-moi le pneu, mais qu’est-ce qu’il avait avec Ray Charles, ce soir ? D’accord, il n’était pas de la génération de Woodstock et des touche-pipi style make love not war, il se défonçait pas à l’huile de cannabis mais au Cointreau et au Johnny Walker, mais c’était quand même pas une raison pour se faire emmerder par les intros suicidogènes de l’autre camé, merde.
— Lui ou elle ? demanda Dinah.
— Les deux, dit Schneider. L’un ou l’autre. L’un et l’autre, je m’en fous…
— Oui, dit la femme. Ils feront pas de cadeau, Schneider.
— Personne ne fait de cadeaux, dit Schneider d’une voix lasse.
— Tu sais en quoi ça consistait, le job de Mayer, dit la femme, du même ton que si elle parlait pour baliser un terrain, pour ne pas s’y paumer ensuite. Tu connais le genre de type qu’il y a à la tête de ce genre d’organisation…
— Oui, répéta Schneider. Et c’est ça qui m’arrange.
— Ils vont le tuer, Schneider.
— Ça se peut, déclara celui-ci. C’est même plus que vraisemblable. Mais la mort, c’est la vie. C’est comme ça qu’on dit, non ?
La mort, aucun tribunal ne la lui aurait jamais accordée. Jamais. Les autres… Les autres, ils cherchaient leur fric, et le fade se montait certainement aux alentours du milliard, et pour des sommes pareilles, on pouvait commencer à craindre. Le plus poilant, dans ce bordel, c’est que le beau Gallus n’avait sans doute jamais vu la moitié du profil d’un talbin, mais que tout le monde penserait automatiquement à lui, dès que ça aurait commencé à suinter, qu’on avait refait Mayer d’un maximum. Et même si c’était pas tout à fait vrai, il y aurait des connards pour se ruer dans la brèche les pieds en avant.
— Il ou elle ? répéta Dinah en secouant les fesses.
— Les deux, dit Schneider avec une férocité même pas contenue. Dans n’importe quel ordre… En plus, j’attendrai, les doigts croisés sur ma dent d’élan, et j’ai du temps.
— Non, dit la femme. Justement, tu n’as pas beaucoup de temps. Il y a déjà des types qui se sont mis sur l’affaire.
— Laisse aller, murmura Schneider contre son oreille.
Elle sentit ses doigts dans le creux des reins.
Elle dormit peu et mal et se réveilla plusieurs fois, à intervalle réguliers, jusqu’au moment où elle vit qu’il était deux heures vingt au radioréveil (des chiffres digitaux rougeâtres dans la pénombre, sinistres comme des rognures d’ongles, ou d’étranges couchers de soleil sur les tourbières à la fin de l’automne) et où elle entendit le vent se plaindre et siffler dans les gaines de ventilation, puis il y eut un crépitement d’abord faible et presque inaudible, comme superficiel d’abord, puis de plus en plus fort et régulier, mais tout aussi peu distinct et elle comprit que la trêve était finie et qu’il se remettait à pleuvoir et elle remonta le sac de couchage sur ses épaules de marbre.
Elle se serra contre Schneider et à une certaine tension de son corps, elle comprit qu’il ne dormait pas. Il lui enlaça les épaules avec son bras.
— Tu dors pas ?
— Non, dit Schneider.
Elle se pelotonna contre lui.
— À quoi tu penses, après fick-fick ?
— Au soleil, dit Schneider. Au soleil, tout simplement. Oh ! Lord, juste let me live tomorrow…
— Depuis longtemps ?
— Toujours, dit Schneider.
— Pourquoi tu es jamais revenu me voir ?
— C’était pas le moment.
— Et maintenant c’est le moment, alors ?
— Oui, dit Schneider. Il hésita, puis ajouta, de sa voix cassée de bluesman, rauque et sagace : ouais ! maintenant, c’est le moment…
— Il pleut, observa la femme. Il pleut et tu aimes la pluie…
— Oui, dit Schneider. Je pense au soleil et j’aime la pluie. C’est ça. J’ai pas une gueule à passer au soleil, aussi bien.
— Non, dit la femme. Tu as jamais eu une gueule à ça, il faut le reconnaître. Toi, c’est le brouillard, la pluie et la merde, la nuit. C’est pas le grand jour et le soleil.
— Merci, dit Schneider.
— De rien, dit Dinah. Un chien, c’est pas un chat, et un loup, c’est ni un chat, ni un chien. C’est autre chose, et on n’imagine pas un loup en train de faire le beau sur une plage ou de tirer des bords sur une planche à voile. On le voit mieux sur le coup des minuit en smoke blanc au Palm Beach.
— Plus de smoke blanc, miss, railla Schneider. Fini le smoke blanc… (Il ne pouvait tout de même pas confesser qu’il flottait dedans.) Fini le poker.
— Fini ?
— Ouais dit Schneider. Fini.
Elle s’inquiéta :
— Tu as besoin ? Tu as des problèmes ?
— Non, dit Schneider, aucun problème. Ils commençaient à me courir. C’est tout. Autrement, aucun problème.
Schneider eut un rire rauque, et elle posa son poing gauche fermé sur la pointe du sternum de l’homme, et le rire s’éteignit seulement peu à peu, comme un poêle qui s’étouffe, avec de petites explosions brèves et des retours de flamme. Elle le retrouvait, elle le retrouvait avec sa bizarre douceur et sa cruauté, elle ne savait pas exactement celui qu’elle préférait des deux hommes, ni s’il y en avait seulement deux, ou si c’était le mélange des deux.
— Il faut que je boucle cette affaire, dit Schneider. Toi, tu sais exactement pourquoi il faut que je boucle ce merdier. Et pour qui.
— Oui, dit la femme.
— Lorsque je l’aurai bouclée, je décroche, dit Schneider. Je leur renvoie leur carte et leur plaque et je me mets à mon compte.
— Méfie-toi de Jethro, dit la femme. Il est superdangereux.
— Ils sont tous super quelque chose, releva Schneider. Ça les a jamais empêchés de tomber.
— Et Ramsès ?
— Il est mouillé jusqu’au calebard, dit Schneider. Il va tomber aussi.
— Et Gallien ?
— Ah, ah ! dit Schneider.
Il lui saisit le poignet et elle comprit ce qu’il voulait dire et elle se retourna sur le côté et remonta les genoux sous le menton. Elle étouffa un petit bruit du dos de la main. D’une voix très patiente et exactement au même rythme, Schneider lui dit dans l’oreille :
— Le Prophète est mort, chérie, le Prophète est mort, en Normandie. Il est mort brûlé dans sa maison de campagne, en Normandie. Le Prophète est mort, chérie…
— Oui, dit la femme au bout d’un moment, sur le même rythme que ses reins, oh ! oui, le Prophète est mort… en Normandie.
Elle sentit les larmes lui venir crever aux paupières.
La pluie claquait sur le toit.
Jeudi matin — six heures vingt
Il y avait plusieurs façons de pénétrer dans le Twenty Flight, parmi lesquelles bien sûr l’entrée principale et la sortie des artistes plus les issues de secours réglementaires, à condition de détenir le carré commandant leur ouverture depuis l’extérieur, et Jethro les connaissait toutes, et pour lui, le vaste bâtiment maintenant désert ne comportait pas le moindre secret. Il connaissait surtout l’escalier d’incendie qui montait le long du mur noir, sur l’arrière de la bâtisse et qui lui donnait un faux air de Bronx, et qui datait de l’époque où le Twenty Flight n’était rien d’autre qu’un entrepôt pas mal décrépi à deux pas du canal, et de ses brumes sournoises.