L’autre bagnole, une 104 crème, avait pris les arrières, mais de loin, de manière à avoir l’entrée des artistes dans son champ de vision mais en évitant de se faire renifler.
Aucun des deux équipages ne vit la BMW.
Il n’y avait pas de BMW à voir. Elle stationnait, tous feux éteints, sur la berge du canal. À la pendule digitale placée dans le tableau de bord, il était maintenant six heures cinquante-six. Un homme et une femme sortirent de la BMW et refermèrent les portières presque sans bruit. À pas vifs, ils enfilèrent une espèce de traboule sombre et débouchèrent bientôt au pied de l’escalier métallique et s’embusquèrent dans l’ombre en se serrant l’un contre l’autre.
La benne à ordures de la Ville avait commencé à ratisser les poubelles dans la rue du Twenty Flight : les boueux faisaient assez de potin pour qu’on ne s’y trompât pas. Le chauffeur de la 104 jura entre ses dents — trop tard pour sortir de la bagnole et prendre une planque plus haut dans la rue, puis il calcula que le camion ne lui masquerait pas la porte plus d’une ou deux secondes, et il se tendit dans son siège et s’étira.
Il avait seulement mal apprécié le temps.
Le temps de ralentir, de charger la merde de la boîte sur le trottoir et de repartir au coup de paume sur la caisse, la benne avait permis à Ramsès et à sa compagne de pénétrer dans les lieux sans être vus.
Il leur restait à peine plus que quatre ou cinq minutes à vivre, mais comme presque tout le monde sous le ciel, ils ne le savaient pas.
Il s’en faut d’un rien, d’un instant, parfois, pour que tout bascule et se transforme en horreur, et pour des raisons qui, ensuite, à tête reposée paraissent ne tenir à rien, la crispation d’un muscle, un battement de paupières ou un geste à peine esquissé, comme celui de porter la main à la poche qu’on dit, bien à tort, poche revolver, pour que tout bascule plutôt qu’il ne se passe rien.
Pour l’horreur, il faut convenir que personne, ni les victimes ni les flics chargés ensuite de s’en occuper, personne n’est tout à fait équipé comme il faut. Ramsès et Jo-la-Dingue étaient rentrés sans difficulté dans la boîte, en fin de compte, ils s’en étaient fait tout un chou-fleur avant, mais ça avait marché sans problèmes et pendant que les bougnoules fourgonnaient les poubelles, ils avaient eu le temps d’ouvrir la porte, de se glisser à l’intérieur et de refermer derrière eux.
À l’aise.
Il faisait encore tiède, ça sentait la poussière et il y manquait les lumières plus ou moins indirectes, le petit cul sinueux de Tony l’Orchidée dans sa cage en verre fumé, les conversations et les rires, et la musique qui tantôt faisait trembler et vibrer les murs, dans des staccatos féroces et métalliques qui évoquaient le blitz de Londres, et tantôt faisait penser au ressac alangui des vagues sur une longue plage mauve étendue au crépuscule sous un ciel renversé, couleur de crème anglaise, ce qui restait dans la note.
Ils étaient dedans.
Les autres, tous les autres, étaient dehors.
Ils étaient donc dans un état d’esprit vulnérable.
Avec un peu de vigilance et moins de laisser-aller, ils auraient sans doute perçu un mouvement derrière eux, encore que la moquette étouffât les pas et que l’homme eût pris bien garde de se déplacer sans bruit pour venir couvrir la porte du bureau. Mais sans bruit, c’était un peu un mythe. On ne se déplace jamais vraiment sans bruit, seulement Ramsès et Jo avaient baissé la garde, ils étaient chez eux, bien à l’abri entre les gros murs insonorisés ce qui fait que Jethro eut tout loisir, en se déplaçant comme une planète sur son orbite, de se placer dans leur dos et lorsque Ramsès fit la lumière dans le bureau, la clarté diffuse tomba sur des bottes de moto, ainsi que le bas d’une combinaison de cuir et, quand Jethro fit un pas en avant, sur le canon interminable du revolver.
À ce moment précis encore, rien n’était tout à fait dit, en tous cas rien de définitif : l’arme était braquée vaguement dans leur direction, mais elle ne visait personne en particulier et il y eut alors et presque dans le même trait de temps, trois mouvements autonomes et simultanés : Ramsès allait vers le bureau et il continua dans cette direction, contourna le meuble et se pencha sur l’un des tiroirs de droite qu’il ouvrit, en appui sur la main gauche, le torse penché en avant, Jethro pénétra dans la pièce, pas à pas, et la femme recula lentement jusqu’au moment où sa tête, ses omoplates et ses talons rencontrèrent (dans cet ordre) le classeur métallique.
Elle comprit aussitôt ce qui allait se passer, aussi se mit-elle à hurler en mettant la main devant la bouche.
Ramsès tourna la tête, ses doigts avaient saisi la crosse d’un .38 cinq coups et dans son esprit, juste avant que la femme se mît à crier, peut-être était-il temps de parlementer ou de négocier quelque chose : après tout, lui savait où il avait planqué le fric. Il regarda Jethro par-dessus ses lunettes sans bouger le torse ni le bras droit, et il faisait très boss dans un conseil d’administration.
Son regard rencontra l’orifice du .357 braqué entre ses deux yeux, et il eut un sursaut, la main sortit du tiroir mais il n’eut ni le temps de braquer l’arme, ni celui d’ouvrir la bouche.
Dans une explosion fulgurante, la balle lui entra dans la figure au milieu du nez, elle lui traversa le cerveau et lui arracha la moitié de la boîte crânienne qui explosa et alla crépir le tissu mural bleu presque à bout portant, d’un hideux magma fait de sang, de matière cérébrale, d’os et de cheveux. Sous l’impact, le gros corps parut décapité et fit un saut grotesque en arrière et s’effondra en vrac au pied de la cloison.
C’était comme une sirène, mais une sirène sur une bagnole arrêtée et vide. Ça n’avait aucun sens. Il ne lui en voulait pas et elle gueulait comme un putois au risque de rameuter tout le quartier. C’était comme une sirène lointaine, parce que la détonation l’avait assourdi. C’était dingue.
Jethro pivota à peine de trente degrés sur les talons, aussi monolithique et résolu qu’une tourelle de cuirassé, et tout aussi inexorable. Son pouce releva le chien du revolver et il éleva l’arme au bout de son bras tendu à l’équerre.
— Ferme-la, dit-il d’une voix lasse et lente. Ferme-la, tu veux ?
Elle secoua la tête, comme pour faire non, reprit son souffle et se remit à bramer. Une grosse araignée noire plutôt grasse attira l’œil de l’homme : elle glissait verticalement vers le sol, sans le moindre bruit là où l’arrière du crâne avait barbouillé le mur. Il accommoda. Ça n’était pas une araignée mais une touffe de cheveux, et elle finit par se détacher du mur et tomba derrière le bureau.
Au moment où elle se décollait du tissu, l’index gauche de Jethro pressa sur la queue de détente. Il était déjà assourdi, ce qui fait que le coup de feu ne lui fit aucun effet d’aucune sorte, l’arme se cabra durement dans son poing, la balle frappa la femme à la pointe du sternum et très loin, le cri monta très haut (ou pas ?) et se tut, mais c’était plus que loin, tout au fond d’un interminable passage noir entre deux murs dont on n’entrevoyait pas le sommet, et ce fut comme si Josie-la-Dingue avait pris un énorme coup de barre à mine en travers de l’estomac, le corps parut s’enfoncer dans le casier derrière, resta un quart de seconde en équilibre instable et bascula en avant, comme un nageur plonge dans la vague.
Le pouce releva le chien.
Le corps répandu à ses pieds tendait la nuque, sous la masse écroulée des cheveux noirs. Jethro ne se pencha pas, mais le revolver parallèle à la cuisse, il tira une nouvelle fois. C’était dingue ce qu’il y avait comme sang dans le dos de la femme, du sang d’un rouge noirâtre, rien à voir avec le mercurochrome de la télé. Un trou rouge aux bords renflés apparut dans le creux de la nuque, la tête se rejeta en arrière et un œil regarda le canon de l’arme de Jethro, un œil parfaitement vivant et calme et Jethro vida le barillet, coup après coup, posément. Posément ?