Puis il prit des cartouches en vrac dans une poche, et réapprovisionna son arme, qu’il glissa dans la ceinture, dans le dos. Il entreprit alors de fouiller le sac de la femme, puis Ramsès et les tiroirs du bureau. Il empocha du fric et un revolver à canon court.
Ça sentait le sang et la merde.
C’était dingue.
C’était superdingue.
La pendule digitale placée près du plafond marquait sept heures trois. C’était une odeur écœurante, mais qui avait l’air de lui lécher la figure. Il sortit le .357 de la ceinture, le soupesa dans la paume en regardant Jo et Ramsès. En même temps, il se demandait pourquoi. Pourquoi il les avait tués. Il ne savait pas pourquoi il les avait tués, mais c’était chose faite. Alors il se mit à reculer lentement sans éteindre ni rien, avec le revolver au bout des doigts, le long de la cuisse.
La relève des deux équipages en planque autour du Twenty Flight s’effectua sans problème entre sept heures trente et sept heures quarante-cinq. Tout avait été parfaitement calme et les policiers rentrèrent dormir un peu avant de reprendre le manche aux alentours de quinze heures.
De manière générale, ils avaient un peu le sentiment d’avoir tiré sept heures de service pour rien, mais ils savaient que ce n’était ni la première ni la dernière fois, et ils ne se faisaient pas trop d’illusion. Ils connaissaient Ramsès et tout le monde était persuadé que le gros ne tarderait pas à venir se constituer, entouré d’une meute d’avocats, certainement avant la fin du jour.
Ramsès avait trop de métier pour qu’il en fût autrement.
Sans l’insistance de Schneider qui avait remué ciel et terre pour obtenir un service de surveillance autour de la boîte, les flics auraient passé une nuit tranquille dans leur lit.
Il y avait un troisième équipage, non loin de la maison, rue du Stade. Depuis trois heures dix du matin, il était composé de Viale, au volant de la Renault 4, de Perrier et de Charles Catala. Schneider avait placé la voiture en douce, avant de rentrer dormir un peu.
Les flics étaient là pour protéger les hippies, à vingt pour cent, et à quatre-vingts pour cent pour alpaguer Jethro, dès qu’il se pointerait dans la rue. Les trois policiers auraient pu attendre dans la maison, où ils auraient certainement trouvé le moyen de s’étendre, seulement de leur emplacement, ils couvraient la route et les terrains vagues et ils préféraient affronter Jethro dehors. Ils en avaient discuté un moment avec Schneider avant de tomber d’accord : ils avaient affaire à quelqu’un de dangereux et d’imprévisible et mieux valait la rue.
Ils avaient regardé le jour se lever sur la ville, et le crachotement de la radio leur avait tenu compagnie, et ils s’étaient enhardis au point de fumer et d’allumer des cigarettes de temps à autre. Il allait être huit heures, et ils ne tarderaient pas à décrocher, ce qui fait qu’ils avaient surtout en tête un crème onctueux et des croissants croustillants, un plein panier à linge de croissants au beurre.
Ils attendaient une Mercedes — sans plus l’attendre.
Ils n’attendaient pas un homme à pied, et encore moins que l’homme leur passe devant à vingt mètres, les mains le long du corps. Ils s’attendaient à tout sauf ça.
L’homme était grand, en effet, il ne devait pas faire moins d’un mètre quatre-vingt-dix et il portait une combinaison de motard qui avait connu des jours meilleurs et des grosses bottes de moto. Il marchait sur le trottoir, sans s’en faire le moins du monde.
— Nom de Dieu, souffla Perrier en se redressant dans le siège.
— C’est lui, dit Charles. À cent contre un.
— Nom de Dieu, répéta lentement Perrier.
L’homme se dirigeait vers la maison et ses longues mèches graisseuses et raides lui tressautaient sur les épaules.
Sans qu’on lui ait rien dit, Viale démarra et lança la 4 L qui se mit à cahoter dans les ornières du chemin en soulevant des giclées de boue jaune. C’était pas le moment de s’embourber et Viale cisaillait à petits coups de volant, ce qui fait que tout le monde brinquebalait dans la voiture, sans que personne s’en rendît compte : ils devaient lui couper la route. Ils devaient faire en sorte qu’il ne se retranche pas chez les hippies, d’où ça serait un vrai bordel de les déloger.
La voiture déboucha comme une balle dans la rue, vingt mètres devant le promeneur. Il n’avait pas levé la tête, ni esquissé le moindre geste, et il continuait d’avancer du même pas tranquille vers la bâtisse sombre. La voiture freina sec et glissa sur le macadam, les pneus beurrés de boue.
Il voyait les arbres noirs et la masse rassurante de la maison, mais c’était comme dans un rêve, parce que rien ne semblait avoir de consistance ni de forme bien définie, il voyait les pièces d’en haut et la chaleur de la lampe, et malgré le froid qui le tenaillait, il avait un peu chaud et il ne regarda pas les hommes qui avaient pris position autour de lui, ni les armes qu’ils braquaient sur lui.
Non, simplement il s’arrêta et laissa tomber les épaules. Il avait toujours su que ça finirait comme ça, et qu’il n’aurait jamais le temps ni de trouver le fric, ni de se mettre à l’abri et encore moins de le craquer, ce putain de fric. Sa grande carcasse frémit, mais ça n’avait pas de sens.
— Fais pas le con, dit le plus vieux des flics, et à sa voix il sentit bien qu’il n’avait pas envie de tirer, mais qu’il le ferait s’il le fallait. C’est toi, Jethro ?
Il regarda le policier et fit oui de la tête.
Oui, c’était lui Jethro. Il avait laissé Nina tuer Mayer, et après ça, il avait rectifié le Gitan, et Ramsès et Josie, et il avait surtout froid. Il avait très froid. Il regarda la maison par-dessus les autres, pour se rappeler plus tard comment elle était.
Il laissa tomber le menton sur sa poitrine. Les flics s’approchèrent de lui, ils lui saisirent les poignets et le firent pivoter, mais sans la moindre brutalité, comme s’ils faisaient tout ça un peu à contrecœur. Puis ils lui placèrent les paumes à plat sur le métal mince et froid du pavillon, on lui fit écarter les chevilles à petits coups de talon, puis reculer les pieds jusqu’à ce qu’il se trouvât en équilibre instable sur les pointes de pieds et des mains se mirent à le palper.
On lui retira une dague de la botte, une dague effilée qui n’avait servi à rien, sauf de coupe-papier sur le bureau de Mayer. Une dague d’officier S.S.
Il était huit heures six.
On le fit retourner.
Un des flics, un tout jeune en blouson de cuir, regardait sa main comme s’il l’avait fourrée dans de la merde. Il regardait alternativement sa main et Jethro, puis sa main, et il finit par dire d’une voix qui sonnait faux que c’était du sang, et du sang qui n’était pas tout à fait sec, en plus.
On lui passa des menottes et on l’enfourna dare-dare dans la voiture.
Il n’était plus question de café-crème, ni de croissants.
Plus question du tout.
Il commença par les emmener là où il avait laissé la Mercedes, le .357 Magnum de Mayer et le calibre qu’il avait chouré à Ramsès. Ensuite et dans la foulée, il leur expliqua à qui et comment il avait confisqué le Riot Gun qu’ils trouvèrent dans le coffre. Enfin, pour faire bonne mesure, il leur raconta posément qu’il venait de buter Ramsès parce qu’il lui devait du fric. Pourquoi il lui devait du fric ? Parce qu’il l’avait pas payé, pour Mayer. Il (Ramsès) lui avait dit qu’il trouverait quatre ou cinq briques chez Mayer et qu’il n’avait qu’à les emporter pour commencer, et qu’après ils verraient pour le reste. Il n’avait pas trouvé quatre briques chez Mayer, à peine un peu plus de deux bâtons. Une misère.