Johnny s’assit dans le fauteuil.
Lentement, méthodiquement, il repassa toute l’affaire dans sa tête. Samedi soir, à dix-huit heures, ils se pointaient dans le pavillon miteux où Gallard habitait avec sa gosse, une fillette maigre et pensive de douze ans, ils sortaient leurs Riot Guns et leurs calibres et s’assuraient de Gallard et de la môme. Du pavillon, Gallard passait une modification de programme aux voitures : il assurerait le transfert du Casino avec l’équipe prévue, et pas besoin de sortir le fourgon Mercedes pour ça.
Une modification de routine.
Deux heures à tirer dans le pavillon, en attendant le moment d’y aller. À vingt-deux heures, Gallard arriverait à l’entrée du Casino — à l’entrée des artistes, seulement il y aurait Eddy Rais au volant de sa 104 et Johnny derrière, tous deux revêtus de tenues ad-hoc et coiffés des casquettes réglementaires et la voiture irait prendre place en couverture au bout du parking.
Transfert sous silence radio.
Si tout se passait bien, et pourquoi tout ne se passerait-il pas bien, puisque Gallard était dans le coup ? le transfert des sacs serait terminé cinq minutes plus tard et les deux voitures de la Générale de surveillance prendraient alors la route de la ville. Ce faisant, elles auraient à enfiler l’avenue du Drapeau et la rue Richard Wagner et elles longeraient sur deux cents mètres les anciens entrepôts Mutzig et passeraient devant la station B.P. désaffectée. Or, derrière les baies d’entretien de celle-ci, s’ouvrait un passage qui donnait directement dans l’un des entrepôts, vestige d’une ancienne voie ferrée elle-même abandonnée au début du siècle. Pour pénétrer à l’intérieur du vaste hall sombre comme un four il suffisait de faire coulisser un simple portail soigneusement lubrifié et fermé d’une chaîne à peine moins consistante qu’un remords.
Johnny avait pris la peine de faire le chemin à pied et de vérifier tout ce qui était vérifiable.
Eddy Rais commencerait à perdre du terrain sur la 104 de tête dès qu’ils emprunteraient la rue Wagner, il jouerait au con et pour finir, il viendrait se ranger sur la piste déserte de la station où il allumerait son warning.
Le temps que Gallard le remarque et quoi de plus naturel alors, pour le chef d’un dispositif, que de faire demi-tour pour se rendre compte de ce qui se passe dans l’autre voiture ? seulement ils tomberaient sur des fusils à pompe, et rien n’incite autant à la réserve que l’orifice béant d’un calibre. 12 et en un tournemain, les quatre hommes se retrouveraient au fond de l’entrepôt, menottés et bâillonnés à l’albuplast, dans une 104 à la batterie et au système antivol sonore débranchés et de laquelle Johnny aurait pris la précaution de retirer la radio.
La Grosse Tanche et le Gitan (quel gitan ?) se trouveraient encore dans la villa de Gallard, à garder la gosse. Ils attendraient que Johnny leur passe le top pour dégager et à ce moment-là, la 104 et les sacs se trouveraient à l’abri dans le garage que la Grosse louait sur les hauteurs de la ville, une bâtisse coolos pourvue d’une fosse de vidange et d’une cabine de peinture, comme quoi la Grosse n’était quand même pas tout à fait une nouille. Pour ce dernier rencard dans son dernier coup, Johnny avait goupillé un coup, et un coup méchant à contre-pied, une arnaque en forme de tuyau épais de deux pouces et pourvu de chicanes, un long tube d’une bonne vingtaine de centimètres qu’il n’avait qu’à visser au bout du canon préalablement fileté d’un .38 automatique pour que les détonations n’excédassent guère, et encore en plus étouffé et en moins revêche, le « plac » creux d’une arme à air comprimé.
Il avait prévu également une voiture rapide et un chauffeur hors de pair. Il avait tout prévu, en somme, sauf que ça aurait l’air d’une mascarade, d’une triste et inconsistante mascarade, destinée presque uniquement à dédouaner son auteur. Il avait sauté sur des nids de fells, roulé à cent-quatre-vingt à l’heure et braqué des banques, il avait participé à pas mal de coups réellement risqués, mais pour son dernier, c’était à la mesure de sa vie, un braquage abominablement pipé, plus bidon qu’une promesse de camé, plus tocard que le sourire à Lecanuet, un truc en toc.
Gallard doublait sa propre boîte et la chaîne des grands magasins Casino, mais la recette était assurée, et si l’ex-flic avait tellement investi dans l’affaire, c’était certainement pas pour se contenter de haricots. La Grosse Tanche avait flairé l’odeur de bouchon, dans sa déconnographie, et engagé Johnny Servat en doublant Gallard auquel il avait « oublié » de signaler la présence du truand dans le circuit, tellement il avait la pétoche de son encombrant associé — et Johnny, avec son Smith & Wesson automatique .32 doté d’un silencieux fait main s’apprêtait à doubler tout le monde et à enfouiller le fric.
Florence tardait et la pluie éclaboussait à présent le bas des vitres. Johnny appuya sur la touche du radiocassette, et l’orgue intense et crayeux de l’incommensurable Wild Bill Davis s’enfla et envahit la petite pièce aux murs blancs et au plafond bas, gronda et reflua, just like the waves down on the beach, comme disaient les Doors à la fin des années soixante.
La 404 zigzaguait avant de s’immobiliser et bien avant qu’elle eût stoppé, le lieutenant Claude Schneider en avait jailli en roulé-boulé comme un diable de sa boîte et, un genou en terre, les deux poings autour de la crosse du 45 et les bras en équerre, il ouvrait le feu et on voyait les douilles percutées jaillir de la boîte de culasse. Alger, 1962.
Johnny se passa la main sur le front. Le bon combat… Il faisait sombre, soudain, dans la pièce et l’orgue ne cessait de ramener dans ses pans des images d’hélicos et de montagnes bleues et violettes, et de mer mauve comme un velours griffé au crépuscule. Il n’y avait pas de bon combat.
Jeudi — dix-huit heures
Ils avaient bossé sans interruption depuis le matin, ils avaient repris « Nina Hagen » entre quatre-z’yeux, puis Jethro, et confronté les déclarations des deux jeunes gens et tout le monde était finalement tombé d’accord sur presque tout. On avait repêché le furtif Blondain et mis sur pied une séance de retapissage, et le pire avait été de dégotter cinq ou six croquants qui ne déparassent pas trop. Armand Collin et les flics de la Criminelle avaient eu recours à un grand manouche de leurs amis et ses trois ferrailleurs de fils, et à une paire de balèzes débusqués au relais routier Chez Marinette.
Persistent et signent, ils avaient recueillis de leurs deux clients, soudain volubiles bien qu’ils fussent promis aux assiettes, un certain nombre d’éclaircissements, que Schneider et ses collègues pouvaient résumer en plusieurs points :
Mayer avait mis sur pieds des petites séances de sado-maso (“Nina Hagen”) et ça durait déjà depuis deux ans, avec des hauts et des bas, mais personne ne prenait de photographies.
Les séances se déroulaient pour partie dans le salon à Mayer, et pour une autre partie dans le petit local contigu à la chaufferie (V. plan coté de la maison en A, dans le document de l’identité judiciaire) — pour la part la plus bruyante.
« Nina Hagen » servait en quelque sorte de rabatteur, mais il n’y avait pas que des filles, il y avait aussi des types, et ils n’étaient pas les derniers à vouloir s’en faire foutre, et pas n’importe qui, en plus, et elle n’était pas la seule à procurer du gibier à Mayer.
Certaines des filles et des types se faisaient payer, et pas un peu, man, entre cinq mille et dix mille balles. Il y avait eu un pépin avec une fille, une fois, et elle avait ramassé deux briques pour fermer sa gueule et personne ne l’avait plus jamais revue en ville.