Il y avait des spectateurs, des fois, et des fois personne.
« Nina Hagen » se faisait payer pour ses services, et il arrivait aussi qu’elle mît la main à la pâte, quand il le fallait.
À part la fois où la fille avait failli calancher, ils n’avaient jamais eu de problème. C’était une affaire qui tournait (Jethro).
Pour en revenir au vendredi, ça s’était passé connement (Nina). Ils avaient pris rendez-vous avec Mayer, ils étaient rentrés avec Momo Chevallier et Mayer avait commencé par leur braquer un neuf millimètres sur le ventre. Ensuite :
Jethro lui avait balancé une mandale.
Ils l’avaient désarmé.
Ils avaient commencé à le cuisiner pour savoir où il mettait son fric, comme Ramsès avait dit.
Ils l’avaient emmené dans le local (coté A), où ils l’avaient attaché par les poignets au tuyau qu’il y avait sous le plafond bas. Mayer était déjà dans les vapes. Nina a continué à s’en occuper avec une clé à molette qu’ils avaient trouvée dans le garage, et ils se sont rendus compte qu’ils n’en tireraient rien. Ils ont plus ou moins glandé dans la maison, et farfouillé dans les tiroirs du bureau. Ils ont fini par mettre la main sur un peu de fric, entre deux et trois briques.
Schneider relut l’audition de « Nina Hagen ».
Voilà ce que la fille leur avait dit de son ton morne, et sans se départir de son air buté et méfiant :
« … On est revenus dans la pièce où se trouvait Mayer. Jethro avait le revolver à la main. Je lui ai demandé de me le passer et il me l’a donné. Dans le barillet, il y avait des balles semblables à celles que vous me présentez ( .357 Magnum wad-cutter). Je ne sais pas pourquoi, mais Mayer avait l’air d’être mort, alors je lui ai tiré dessus en me mettant à l’autre extrémité de la pièce. Ça a fait beaucoup de bruit, mais pas trop.
« J’ai alors tiré encore deux balles, toujours parce que je pensais qu’il était mort et que ça faisait plus rien de toutes façons. Après, je me suis approchée de Mayer, je lui ai mis le canon du revolver dans la bouche et j’ai tiré les deux dernières balles coup sur coup. Je répète que j’ai tiré parce que je pensais que de toutes façons Mayer était mort. »
Elle n’avait pas employé les mêmes termes. En parlant de Mayer, elle avait employé à chaque fois les termes de tordu et de pédé (elle avait dit : « alors j’ai collé le canon du flingue dans la gueule à l’autre tordu », mais ils avaient rectifié d’instinct.)
Les trois flics qui fumaient avaient la gorge en carton, et Dumont avaient demandé à son chef de groupe qu’on l’autorisât à venir gratter avec, en dotation, un masque à gaz type manif’ mais pour une fois, ça n’avait fait rire personne.
Selon leurs propres déclarations, Jethro avait supprimé Mayer parce que Ramsès le lui avait dit, et pour payer la réparation de sa moto, vu qu’il y en avait quand même pour un sacré paquet de pognon, et Nina parce qu’elle en avait plus que marre de ce pédé à la gomme, mais elle avait rien fait, en définitive, sauf lui cogner un peu dessus, mais c’était Jethro qui avait fait le gros du travail, par exemple lui casser les bras sur le bord du bureau.
Les flics s’activaient à tout mettre en liasses en vitesse, à agrafer les procès-verbaux de constatations, les différentes auditions aussi bien celles des témoins que celles des deux auteurs des faits, qu’ils devaient présenter au Parquet le soir-même. Ils s’activaient à rassembler les scellés et à les fourrer dans deux cartons. Ils faisaient machinalement ce qu’ils devaient faire à la fin de chaque procédure criminelle, sauf qu’ils n’avaient jamais eu à benner quatre cents briques et des carabines automatiques, sans compter une Mercedes et une BMW dans la même affaire, plus un Police Python six pouces, un revolver à canon court et un Lüger Parabellum.
Ils faisaient ce qu’ils avaient à faire, mais le cœur n’y était pas : pour que leur joie fût complète, si toutefois on pouvait parler de joie en un tel cas, il leur manquait Momo, certes, mais aussi Ramsès et Josie-la-Dingue. Ils ne le disaient pas, bien sûr, mais ils avaient vaguement le sentiment d’avoir manqué leur coup.
Vers vingt heures, Schneider sortit du Palais de Justice, encadré de Perrier et du Chat. Tous trois levèrent la tête : il ne pleuvait plus et le ciel sombre avait quelque chose d’un peu velouté, de presque tendre et compatissant.
— Lorraine est à la danse chez Chess, dit Perrier en remontant le col de sa canadienne. On se fait une petite croque entre mecs ?
— Partant, dit le Chat.
— Suivi, déclara Schneider. On commence par prendre un glass à l’Aquarium, histoire de se fendre un peu la gueule, et on commande des côtes de bœuf chez Pedro Armandariz Garcia par téléphone. Le temps d’arriver, elles seront all dente…
Lorsqu’ils firent irruption dans la petite salle basse, chez Ange de Mostaganem, il n’était pas difficile de deviner que les trois flics avaient une chiée avance à l’allumage.
En termes de métier, ils attaquaient un dégagement.
Et pas un petit, man.
Ils finirent en faisant le tour des boîtes, et en passant devant le Twenty Flight au ralenti, ils constatèrent que tout était éteint dans la grande bâtisse et ils atterrirent au Copacabana où Charlie leva une grande fille brune toute en jambes et se tira. Perrier et Schneider continuèrent à boire le coup avec la taulière.
Puis la taulière s’esbigna.
Schneider fumait, les poings dans les poches de l’imperméable, les jambes étendues et les chevilles croisées.
— Tu prends le manche, la semaine prochaine, dit-il à son collègue. Momo Chevallier, c’est plus un problème, maintenant qu’on a coxé les autres, et il n’y a presque pas d’instances. Essaie de garder Viale dans le groupe, bien que maintenant…
— Tu dégages un moment ?
— Dix jours de reliquat, opina Schneider en vidant le fond de son verre.
— Tu restes ici ?
— Non, dit Schneider. Nice, Cannes, on ne sait pas encore…
— On ?
— J’emmène Dinah. (Il tira sur la cigarette et son visage disparut, dissimulé derrière une nappe de fumée bleue, large et pensive. Schneider se pencha sur la table basse, saisit le verre vide et en fit sonner le cul sur le carreau de céramique style Vallauris qui la revêtait. La blonde au comptoir fit oui de la tête et des épaules.) Autre chose, dit-il, je crois que je vais quitter la ville.
— Changement ?
— Peut-être pas, dit Schneider.
— À ce point ? demanda Perrier d’une voix inquiète.
— Oui, dit Schneider, à ce point…
On leur posa deux autres verres devant les genoux. Deux autres verres et pas de ticket. De la part du patron. La fille se dandinait vaguement. Elle exhibait une paire de fabuleux roploplos à la Mae West et Schneider lui tapota le haut du genou de l’index, et sourit. Un sourire de loup amusé.
— Va te chercher un verre, gosse, dit-il sans cesser de sourire, et viens nous raconter tes naufrages.
— Je peux pas, dit la fille, il faut que je m’occupe de la porte. Et la grande veut pas que je picole avec les clients. Elle dit que ça la fout mal…
Schneider leva son verre. Il n’était ni tout à fait bourré, ni vraiment lucide. Il nageait entre deux eaux. Perrier contemplait ses mains. La fille ne bougeait pas. À la lumière du jour, il y avait toutes les chances qu’elle fût déjà pas mal défraîchie, mais dans l’ambiance feutrée du Copacabana, ce soir-là, elle faisait parfaitement illusion, avec ses cothurnes en liège, son boléro et sa mini en Skaï et ses bas résille — elle faisait très bunny-girl version Pézenas. Elle faisait aussi bonne fille.