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En appui sur les bras, Perrier se glissa hors de la travée. Il avait besoin de cigarettes, et il en profita pour coincer la taulière dans son tiroir-caisse. Il s’arrangea à lui coller le genou entre les siens, en remontant à peine, et il dit, en enfouillant un paquet de Gitanes tout en attaquant la Cellophane de l’autre :

— Tu as toujours ton boudoir, derrière ?

— Toujours, roucoula la femme. Tu as des retours d’affection ?

— Ouais ! dit Perrier. Il assura en lui passant sa grande main dans la ceinture. Elle est comment, ta mousmé ?

— Régule, dit la femme. Régule et propre. Dès qu’elles ont quelque chose, je les emmène chez le toubib, et si elles se soignent pas, je les lourde. Mais celle-là est propre.

— Ça va, dit Perrier. (Sa grande face de forban esquissa un sourire égrillard.) Je crois que le chef en pince pour la gosse, alors laisse aller, c’est un tango. Qu’est-ce qu’elle boit, au fait ?

— Vodka, dit la femme en saisissant une bouteille.

— Alors une vodka sur ton compte, et pleure pas la camelote ou macache fick-fick.

Il revint avec le verre. La fille était assise sur la banquette du bout des fesses. Schneider fumait. Perrier déposa le verre devant la gosse. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans, en fin de compte et tous deux auraient pu avoir une gosse de cet âge, une gamine qui aurait peut-être fini par bosser comme entraîneuse dans une boîte de troisième ordre, et par se lever des vieux cons dans leur genre alors, et bien que Schneider eût sérieusement les boules, ils burent encore deux verres avec elle, ils déconnèrent — mais gentiment et lorsqu’ils l’eurent vu rire comme une vraie gosse, ils se tirèrent, malgré les longues jambes dans les bas résille, les nénés et ses faux airs d’Ann Margret.

Ils se tirèrent sans passer par le boudoir.

Vendredi matin — deux heures

Le téléphone sonna par terre, dans l’ombre, une seule fois. Schneider décrocha, et du même mouvement bref, rejeta le sac de couchage qu’il avait sur les jambes et s’assit au bord du divan. Les lèvres collées au combiné, il dit d’une voix sourde :

— Ouais ! j’écoute…

Ce qui n’était pas loin de laisser penser qu’il attendait un coup de fil, mais peut-être pas celui-là, et il serra les sourcils lorsque la voix lui parvint de tout à côté, une voix d’homme à la fois bien réveillée, légèrement narquoise et très sûre d’elle, une voix en forme de coup de pied au cul circulaire et largement justifié.

— Vous ne me remettez certainement pas, disait la voix. N’est-ce pas, Schneider : vous ne me remettez pas. Nous nous connaissons bien, pourtant…

Schneider posa les deux pieds nus bien à plat côte à côte sur la moquette et remua les orteils. À son bracelet-montre, il était deux heures. Il avait seulement somnolé deux heures à tout casser, et encore pendant ce temps était-il passé sous un train qui grondait au-dessus de sa tête, un de ces grands express lancés dans la nuit, denses et lourds comme des blues, emportant avec eux des cargaisons de vivants et de morts et des tonnes de ferraille à des millions de kilomètre-heure — et le train avait mis longtemps, longtemps, à traverser la gare à cent à l’heure.

Le policier chercha son paquet de cigarettes à tâtons et au diable le Blues du Grand Train.

— Schneider…

— Ouais ?

— Alors ? fit la voix sans manifester d’impatience.

— Alors quoi ? grogna Schneider.

— Alors qui…

— De la merde, dit Schneider. Ça fait deux heures que je suis rentré, à fond la caisse, et tout ce que je sais, c’est que c’est pas la permanence de la P.U., parce que la permanence joue pas aux devinettes et qu’elle appelle pas d’une cabine publique, en général. Je sais aussi que le numéro que vous venez de composer n’est pas à l’annuaire.

Il se pencha de côté et appuya sur la touche ON du magnéto-cassettes et un petit œil malicieux couleur de rubis se mit à luire avec effronterie au ras du sol, et la cassette démarra avec un léger chuintement feutré.

— Milan, annonça la voix sur le même ton que s’il se fût agi de quelque mot de passe. Milan, je suppose que vous vous souvenez de moi.

— Ouais ! ricana Schneider comme on mord. Ouais, je me souviens de vous, Milan. (Il observa une seconde de silence et dit d’une voix très dure et plus plate qu’une table à repasser :) Toujours dans les allées du pouvoir, Milan ? Toujours à vous vautrer dans la même merde, je suppose ?

— Je dois vous voir, Schneider. Il ajouta : maintenant.

Schneider allumait une Camel cabossé. Il dit :

— J’en vois pas la nécessité. J’ai bouffé à midi avec votre taulier, mercredi, et je crois qu’on s’est tout dit. (Il tira sur la cigarette et la fumée amère lui brûla la gorge en passant, sans avoir épargné le palais peu avant.) Autre chose, Milan, si vos petits copains vous avaient pas tiré d’affaire, vous devriez être en train de vous farcir vingt piges de centrale, Milan. Pour meurtre.

— Pas de preuves, Schneider, persifla la voix. Rappelez-vous : pas de preuves… Et en droit pénal français, le doute doit toujours bénéficier à l’accusé.

— Je me rappelle, Milan, dit Schneider. Alors allez vous faire foutre, vous et vos amis. Allez tous vous faire foutre…

— Vous avez tort, dit Milan. Vous avez vraiment tort, vous savez… Je vous promets que vous n’auriez pas fait le voyage pour rien.

— Histoire de rire, grinça Schneider, si nous prenions rendez-vous dans le cabinet du commissaire central Morgantini, disons demain matin vers dix heures ?

Milan eut un rire élégant, mondain, ton sur ton, dans lequel la dérision le disputait à l’indulgence :

— Big Brother nous a rendu quelques services, jusqu’au jour où il a fini par se faire agrafer sa légion d’honneur sur le front des troupes — rappelez-vous cette cérémonie grotesque et les chaussures à semelle compensées de Big Brother. Morgantini avait décroché son ruban de justesse, parce que peu après Chirac est parti, dans les conditions que vous savez et aussitôt le central a commencé à éprouver des états d’âme… Vous comprenez ?

— Oui, ricana Schneider. Quel genre de services ?

— Des gros, déclara Milan. Vous êtes sur Mayer ?

— J’étais, dit Schneider.

— Il vous manque des éléments, Schneider.

— Et vous les avez…

— Et nous les avons. Vous comprenez, à présent ?

Schneider ricana. Il pouvait se payer le luxe de l’insolence. Il tira sur sa cigarette. Il y avait quatre briques, déposées au greffe du Tribunal de grande instance ; il y avait quatre allongés, parallèles dans les tiroirs à viande froide de la morgue ; et deux des trois auteurs du meurtre de Mayer bien au chaud à la maison d’arrêt. Sauf une seule série de photos, négatifs et positifs, tout le contenu de la mallette était passé à l’incinérateur et vogue la galère.

— Vous avez mon numéro de téléphone, Milan. Vous devez également avoir mon adresse.

— Il n’en est pas question un seul instant, rit Milan. Non, Schneider, vous pouvez choisir n’importe quel endroit sauf chez vous et nous ne parlerons pas non plus dans votre voiture. Un entretien en tête à tête, sous les étoiles… Rien que vous et moi. Ni chez vous, ni chez Morgantini.

— Des éléments… Vous êtes seul, Milan ?

— Toujours. Alors ?

— C’est vous le demandeur, rappela Schneider. Alors quoi ?

— Alors où, et dans combien de temps ?

— C’est un coup à tenter, reconnut Schneider. Full aux as par les dames. (Il rit sous cape, parce que Milan était réellement un dur, mais en tant que tel, c’était aussi un naïf et il comptait également sur chacune des deux qualités.) Vous connaissez ma voiture ?