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— Facile, rit Milan. Une Renault 16 noire à toit ouvrant, de 1975. Immatriculée… Elle a 86 000 kilomètres au compteur et vos pneus avant donnent des signes de fatigue… Ah ! vous avez aussi deux chargeurs de .45 pleins fixés avec de Talbuplast sous le tableau de bord. Nous n’y avons pas touché. Nous n’avons pas touché au reste, non plus…

Dans la pénombre, Schneider fixa l’extrémité de sa cigarette avec une particulière acuité : un mince anneau de feu compliqué qui brasillait comme un haut-fourneau à l’autre extrémité de la nuit — là où le train se ruait en aveugle. Le reste, c’étaient la radio et le magnéto. Le reste…

— Quel genre de services Morgantini vous a-t-il rendus, Milan ? demanda Schneider d’une voix lasse et cependant inexorable. Quel genre de gros services ?

C’était gros comme une maison, et le policier avait le cœur dans la gorge, il n’y avait pas une chance sur mille que le bluff marchât, d’autant plus que c’était contre toutes les règles qu’un type comme Milan se mouillât au téléphone, mais il fallait compter avec l’urgence et la haine — et ça marcha…

— Ça va, coupa Schneider au bout d’un moment.

(D’un coup de poignet, il consulta sa montre. Deux heures douze. Il calcula rapidement.) Dans vingt minutes, je longerai le lac par le sud. Je passerai donc le long des courts de tennis. Dans une vingtaine de minutes sur le parking de l’Association sportive… (Il se tut et ajouta d’une voix glaciale avant de raccrocher :) Il vaudra mieux pour tout le monde que vous soyez seul, Milan.

Schneider arracha son pantalon de survêtement, prit une douche brûlante puis glacée, il se rasa soigneusement et s’essuya avec une serviette éponge propre, puis il avala deux gélules qu’il fit descendre à l’aide d’un verre de jus de tomate.

Ensuite seulement il s’habilla, enfilant un pantalon de velours noir, un col roulé noir et ses rangers de peau. Il vérifia le contenu de son .45 qu’il glissa dans son étui de tir rapide sur la hanche droite et alla chercher un colt Cobra deux pouces sur son étagère, dans les chiottes. C’était une arme légère, propice au combat rapproché. Il la fixa au mollet gauche, un peu au-dessus du ranger, à l’aide d’un léger étui de cuir souple et rabattit la jambe de pantalon. Si ça ne suffisait pas, une demi-douzaine de fusils d’assaut ne suffiraient pas non plus.

Il passa une longue veste de treillis sombre.

Avant de sortir, il tira une photographie de femme de son portefeuille et la contempla un instant avec une douloureuse et terrible avidité.

Si quelqu’un était chargé d’observer son départ, il ne le remarqua pas — mais le type pouvait connaître son boulot. Si quelqu’un l’observait, ce quelqu’un ne pouvait pas manquer de voir la Renault noire émerger du parking souterrain, puis prendre l’avenue Victor Hugo et tourner à droite en freinant. Schneider alluma la Citizen-Band et parcourut rapidement les fréquences.

Il roula à sa main, ni trop vite, ni trop lentement, et il connaissait la ville sur le bout du doigt, ce qui fit qu’il acquit la certitude qu’il n’était pas filé. Il l’aurait senti, de toute manière, puisqu’il était plus chargé qu’un B52 au décollage, il ne pleuvait plus et dans la déchirure entre deux immeubles il lui sembla apercevoir un paquet d’étoiles qui dérivaient en arrière. Il se pencha, saisit la flasque de whisky dans le vide-poches. Il la déboucha avec les dents et cracha le bouchon métallique sur le plancher, puis il en but deux ou trois longues gorgées, sans ôter les lèvres du goulot.

Ce sagouin de Charlie en avait saigné les deux tiers à l’aise. Du revers de sa main gantée, il essuya la sueur qui lui coulait sur la figure, entre les sourcils, sur les lèvres et le menton. Les feux orange palpitaient à tout bout de champ et en filant, les rares voitures qui le dépassaient laissaient derrière elles comme des traînées jaunes de roquettes, avec dedans les boules de lumière des stops, comme des straffs linéaires de chasseurs de nuit.

Cheroquee avait eu raison de décrocher.

Il n’avait plus rien à voir avec la morale — aucune sorte de morale. Il était vrillé. Complètement vrillé. Cheroquee. Il arrivait à peine à se rappeler la tiédeur de ses seins, la houle de son ventre. Il balança la flasque vide sur le siège arrière.

Il n’avait plus peur : il était plus grand que le dôme laiteux de la nuit, son front était sec et il n’avait jamais eu ni peur ni froid et ses gestes étaient vertigineusement clairs et limpides et la nuit s’était distendue jusqu’à embrasser ses plus extrêmes limites, jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’à l’endroit où elle bascule finalement dans le silence pensif et il était comme le train, une bombe sur ses rails, lancé dans l’infini indifférent, sec et mortel à son tour.

Il avait les mâchoires soudées.

Milan l’attendait — il savait où. Milan avec toute sa viande bien rouge, tous ses nerfs bien jaunes et sa bouillie grise dans le crâne, et il devait convenir que la partie serait inégale. Milan ne l’attendait pas à découvert sur le parking, il l’attendait placidement là où lui-même se serait tapi pour attendre sa proie, embossé derrière le vestiaire de l’Association.

Schneider longea le lac. C’était curieux, un lac, la nuit, on n’aurait rien soupçonné, c’était comme une glace à plat sur le sol, une glace noire dans laquelle se reflétait la lumière de la Z.U.P., une abstraction.

Il dégagea brusquement à gauche, planqua la R16 et coupa tout. À sa montre, il s’était écoulé à peine douze minutes depuis le moment où il avait raccroché.

La faiblesse de Milan, c’était de vivre dans le confort.

Il sortit de la voiture, étouffa le clappement de la portière. Durant une bonne minute, il demeura complètement immobile, les sens aux aguets, entre la masse sombre de l’échangeur et la tranquille somnolence du lac, puis ses yeux s’accoutumèrent peu à peu à la pénombre et il distingua le chemin qui longeait les courts, et il se souvint de Cheroquee avec sa Donnay sous le bras, et le dandinement de la petite jupe blanche sur ses cuisses bronzées.

Il retrouva le ploc des balles et le soleil, et le goût de la sueur tranquille sur sa peau et il se mit en mouvement comme un zombie sans bruit, les bras le long du corps et la veste ouverte.

Sous les faux-poivriers, la Citroën grise lui offrait son cul élégant. Un coude jeté par la portière, le conducteur fumait. De minces volutes pâles s’échappaient de l’habitacle. Schneider se plaça dans l’angle mort de la caisse où il demeura plus immobile que la statue du commandeur, les sens aux aguets. Une voiture passait sur le pont de l’échangeur et Milan écoutait l’Army Air Force Band en sourdine, ce qui ne manquait pas d’humour.

Il lui restait une possibilité infime de se retourner.

Il ne le fit pas.

Il prit seulement conscience de la présence du policier — et de son erreur, mais il était trop tard — lorsque la portière s’ouvrit brusquement sous son coude et que le canon du colt s’enfonça sans douceur sous son oreille gauche, le soulevant du siège.

— Bonsoir, Milan, dit le policier.

Sa voix avait quelque chose de lointain et de détaché, et cependant d’irrémédiable, comme une voix off chargée de nostalgie sur les chorus de Tuxedo Junction. Milan se détendit.

— Mettez vos deux mains à plat sur le volant, dit Schneider. Doucement ou je vous fais sauter le crâne.

Milan s’exécuta sans hâte. Schneider lui passa des pinces, puis il ouvrit la portière sans relâcher la pression de l’arme.

— Faites un faux mouvement, un geste de trop, n’importe lequel et je vous fais sauter le caisson, prévint le policier.