— Vous en êtes tout à fait capable, jugea Milan.
— Sortez lentement, dit Schneider. Très lentement.
Milan obtempéra placidement. Les poings serrés sur le ventre, il posa un pied après l’autre sur la terre damée. Puis il se redressa, pouce par pouce. Le .45 l’accompagnait, le chien à l’armée. Des cuivres s’envolaient de l’habitacle, des roucoulements de violons tendres et doux comme des ailes de colombe dans la lumière rose du soir et c’était abracadabrant. Schneider palpa l’homme rapidement. Sous l’aisselle gauche, Milan portait un long holster de cuir tressé.
— Depuis quand les gouapes dans votre genre se baladent-elles enfouraillées ? demanda Schneider. (Il y avait de la rage et de l’amertume dans sa voix. La rage et l’amertume d’un homme seul lancé dans un combat douteux.) Il ajouta : Ça vous suffit donc plus, les nerfs de bœuf et les manches de pioche ?
— N’allez pas trop loin, poulet, dit Milan. Ça suffit comme ça…
Le poing ganté de Schneider le frappa en plein sur la bouche. Il alla dinguer contre le pavillon de la voiture et s’ébroua. Puis il cracha par terre, de la salive et du sang.
— Je suppose que c’était pas indispensable, dit Milan.
Schneider le saisit à l’épaule et l’écarta de la voiture. Puis il se pencha dans la CX, coupa le lecteur de cassettes et retira la clé de contact. Un Smith six pouces reposait sur le tapis de sol devant le siège, là où Milan l’avait posé. Une belle arme lourde et précise avec une crosse combat.
Le policier se retourna lentement, le revolver dans le poing gauche.
— Prohibé ?
— Non, dit Milan.
— Bien sûr, ricana Schneider. On n’a rien à vous refuser, n’est-ce pas, Milan ?
Il fit basculer le barillet et les étuis de cuivre poli luirent dans la pénombre. Il éjecta les cartouches et les fourra en vrac dans sa poche. Milan l’observait, la bouche pleine de sang. Le visage émacié du policier n’avait plus rien d’humain. Milan cracha et s’essuya la bouche d’un revers de manche. Les yeux morts se portèrent sur lui.
— Vous n’avez jamais fait de cadeau, Milan. Jamais. À personne. Le Prophète gênait et vous l’avez fait supprimer, vous ou vos amis. Vous ne lui avez pas laissé l’ombre d’une chance de s’en tirer.
Il saisit le revolver par le canon et Milan recula, jusqu’au moment où il sentit le crépi rugueux du mur contre ses épaules. Il cracha de côté, l’air indifférent.
— À quoi ça sert, maintenant ? dit-il d’une voix empreinte de bon sens. À quoi cela peut-il vous avancer ?
— Pas l’ombre d’une chance, répéta Schneider.
À la faible lueur des lampadaires de l’échangeur, son visage semblait taillé dans le granit, usé et poli par la pluie et le vent et rongé par un terrible acide intérieur. Milan laissa tomber les mains sur le ventre.
Presque sans bouger, Schneider lui fit éclater la pommette gauche.
— Mayer, dit Milan.
Schneider doubla.
Milan sentit le sang lui couler le long de la joue, d’abord tiède comme une pluie d’été, puis lui dégouliner dans le cou, froid et poisseux. Ses poignets brûlants commençaient à l’élancer et il avait toute la face gonflée, et en même temps dure comme du bois, sonore et douloureuse.
Schneider tenait le revolver par le canon, négligemment, entre le pouce et l’index. Il semblait pensif et indécis.
— Mayer, dit Milan. Il avait huit cents briques chez lui. Huit cents briques. Il devait prendre le vol d’Air Inter samedi matin.
— Vol régulier cent-onze, ricana Schneider. Départ six heures dix. À destination de Nice (France). C’était pas la première fois, et ça n’aurait pas dû être la dernière, si le Fokker n’était pas parti sans lui. Il ajouta, d’une voix lasse : Nous avons contrôlé, Milan. Rien que pendant les six derniers mois, Mayer avait fait trois fois le voyage. Nous savions ce qu’il faisait, mais pour le coincer, macache…
Milan tendit les poignets.
— Pouvez-vous desserrer ça ?
— Non, dit Schneider. Plus tard. Et il n’y avait pas huit cents briques, tout juste un peu plus de quatre cent cinquante millions en coupures de cinq cents…
Il étouffa un rire léger.
— Ramsès avait mis la main sur le fric, par hasard. Il ne cherchait pas ça, mais une série de photos. Les photos étaient à l’abri et il a dû se rabattre sur le fric. Comment il a mis la main sur les deux valises, maintenant, on ne le saura jamais, toujours est-il qu’il a récupéré le fric et qu’il l’a mis dans son coffre, parce que dans son esprit, qui aurait eu l’idée dingue de venir casser le Twenty Flight ? Toujours dans son esprit, et le raisonnement se tenait, ou alors il a été pris de court, mais le fric était en sûreté là où personne n’aurait l’idée de penser qu’il serait assez con pour le laisser… Quatre cents briques, Milan. Un blot…
Milan se passa le revers de manche sur la bouche. Son boulot, c’était de récupérer l’argent. Sa figure vif du côté gauche le brûlait comme si on avait trouvé malin de la frotter contre le mur, mais il ne saignait plus beaucoup. Il cracha encore. Il avait surtout besoin de fumer pour se remettre les idées en place.
— Donnez-moi une cigarette, Schneider, dit-il d’un ton circonspect. Le diable vous la rendra… Et vous avez une curieuse façon de jouer le jeu…
— D’où venait ce fric, Milan ?
— Vous le savez très bien. Il hésita et dit : d’investisseurs privés. La réponse vous convient ?
— Non, dit Schneider. Vous avez balancé Big Brother, alors pourquoi faire le détail ? De vos amis ?
— Pas seulement, dit Milan. Pas seulement. Vous n’avez pas idée du nombre de petits malins qui ont des sous à mettre sur n’importe quelle affaire, du moment que le rapport est sans commune mesure avec le 7,5 % de la Caisse d’Épargne. Net d’impôt. Tout un tas de petits malins, Schneider…
— Tombe la neige, ricana celui-ci. Mayer investissait dans la came, la blanche, la poudre… Quels bizarres détours il avait empruntés pour en arriver là, nul ne le saura jamais, mais c’était un financier. C’est ça ?
— Oui, en convint Milan d’une voix sombre. Mais cette fois, ça n’était pas de ses fonds propres et ça bloque une opération. Sans compter… Sans compter que c’est toute la crédibilité du système, toute la fiabilité du dispositif qui est mise en cause. Vous comprenez ?
— Ouais ! dit Schneider.
— Où est le fric ?
Schneider sourit — du moins Milan en eut-il l’impression, et c’était probable qu’il sourît, même s’il s’agissait d’un sourire très sinistre. Il dit lentement, sans cesser de sourire :
— L’argent se trouve au greffe du Tribunal de grande instance, Milan. Il a été saisi et placé sous scellés. Il vous reste deux solutions : ou bien braquer le greffe, ou bien inviter les intéressés à s’y présenter pour y faire valoir leurs droits légitimes sur tout ou partie de la somme.
Milan se passa une main sur la figure, ce que les pinces rendaient malaisé. Schneider avait sorti son paquet de Camel aplati. Il lui en tendit une et l’alluma. C’était la mi-temps. Milan remarqua le Dupont. Il se remplit les poumons et expira lentement et à fond.
— Quatre cents briques, sec, dit-il d’une voix étranglée.
— Vous espériez quoi, Milan ? ricana le policier. Que je vous apporte ce fric sur un plateau ? C’est ça que vous espériez ?
— Non, reconnut Milan.
— Quant à braquer le greffe…
— Oui, dit Milan. Qui y avait-il, derrière Ramsès ?
— Ramsès est mort, dit Schneider. Il avait recruté Jethro, et c’était une bonne combine de faire faire le boulot par ce genre de dobo, surtout qu’il avait prévu tout de suite de s’en occuper après, mais il n’avait pas prévu qu’ils iraient à trois et qu’ils empileraient autant de conneries les unes sur les autres. Il n’avait pas prévu non plus qu’il trouverait le fric…