— Ça ne change rien au reste, dit Schneider. Rien du tout.
Il pivota sur les talons. L’instant d’après, la silhouette noire avait disparu à l’angle du mur. Milan s’accroupit et saisit la clé entre ses doigts gourds. Il faisait froid et humide, mais il ne s’en rendait pas compte. Il se mit à chercher les clés de la voiture.
Vendredi matin — dix heures
C’était un jour commencé, et dans la Police nationale comme partout ailleurs, un jour commencé, c’est un jour qui ne compte plus tout à fait dans le calcul, un jour mort dès le début et à passer aux pertes et profits. De surcroît, c’était le dernier jour avant le week-end. Les autres charlots de la Criminelle « B » n’ignoraient pas qu’ils avaient encore la permanence à monter, et qu’ils seraient encore sur le pont le samedi toute la journée et une partie du dimanche avant de souffler quelques jours, mais c’était pas pareil : ils avaient décidé de se préparer une fin de permanence relaxe.
Aucun des quatre charlots ne s’était attendu à recevoir le moindre témoignage de satisfaction de la hiérarchie, encore heureux qu’aucun taulier ne soit venu foutre sa merde et qu’ils n’aient pas ramassé un ou deux petits commissaires stagiaires sur la gueule au moment de la rédaction du rapport de transmission au proc’.
Ils avaient eu du bol avec l’affaire Mayer, dans ce sens : les tauliers n’aimaient pas trop salir leurs blanches mains dans quoi que ce soit qui pût entraver le déroulement harmonieux de leur belle carrière ou qui pût nuire à leur inscription au tableau d’avancement. Or l’affaire puait trop pour que l’un d’entre eux eût la fantaisie soudaine d’y fourrer son nez. Ils avaient donc foutu une paix royale à la base.
Il n’y avait pas de raison que cela continuât.
En tant que chef de groupe, Schneider s’était vu convoquer chez Jack l’Éventreur, lequel lui avait fait observer à huit heures vingt (prise de service à huit heures quinze), que le groupe « B » se signalait par la consternante régularité avec laquelle il empilait les dossiers en retard. Ils avaient huit jours pour remettre le compteur à zéro.
— Laisse mouler, dit Schneider à Perrier en rentrant dans son bureau. Le prince qui nous gouverne nous donne huit jours pour sortir les merdes en retard.
— Bon, dit Perrier. Il a repris du poil de la bête. Bon. Quoi d’autre ?
— Rien d’autre, dit Schneider. Il se laissa tomber dans son fauteuil pivotant, ouvrit un tiroir et y abandonna son pied droit pour un moment, tout en allumant une Camel. Ah ! si… (Il s’efforça à rire.) Avis aux amateurs : pas touche à Gallien. Ce connard est allé pleurer dans le giron du commissaire central Morgantini et Big Brother a fait passer la consigne du haut en bas de l’échelle : pas touche à Gallien. Ça suffit avec les mœurs qui voulaient lui faire des misères, alors Gallien, maintenant, fini…
— Qu’est-ce qu’il magouille, ce con de Big Brother ? demanda Perrier. Il peaufine son galon de contrôleur général ?
— Ouais ! ricana Schneider. Il s’est brusquement découvert une sensibilité giscardienne, et comme l’immobilière Granier, c’est la succursale locale et le principal bailleur de fonds du Grand Déplumé dans le coin, alors pas touche le fiston.
Perrier esquissa un sourire matois et déploya ses grands bras comme des ailes de moulin à vent, en serrant les poings. Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire.
— Une sensibilité giscardienne, putain… Il était cul et chemise avec le maire, aux municipales.
— Il était, dit Schneider. Anything goes…
— C’est ça, grinça Perrier. Pour ce qui est de la sensibilité, y a qu’à laisser aller. Gallien fait un peu trop fort, en ce moment.
— Ah ? dit Schneider.
— Il a pas que des amis, en ville, dit Perrier en fixant son collègue avec une particulière attention.
— Première nouvelle, dit Schneider, impassible.
Ils se fixèrent un bon moment, puis Schneider saisit La Liberté qu’on avait déposée sur son bureau et l’ouvrit à la page Région. C’était plus ou moins dingue, mais c’était la première fois depuis le début de la permanence qu’il pouvait se payer le luxe de jeter un coup d’œil au canard avant d’attaquer la journée.
Sur trois cols’, il y avait une assez bonne photo de leur arrivée groupée au Palais de Justice, la veille au soir. Comme le cliché avait été pris au grand angulaire, on distinguait très nettement Jethro, qui paraissait avoir les flics à la traîne, on ne voyait pas grand-chose de “Nina Hagen” puisqu’elle avait remonté son paletot sur la tête, sinon qu’elle portait des jeans délavés et qui la moulaient bien et des bottines à talons aiguille (ah bon ?), et les flics avaient des airs durs et fermés de flics. C’était incroyable ce que le flash pouvait leur donner des airs rébarbatifs et malcommodes, et même le Chat paraissait parfaitement excédé. Ou alors, ils avaient vraiment une sale gueule tous les trois dans la vie courante, bien qu’ils ne s’en rendissent pas compte.
L’article autour était à peu près potable.
On n’y parlait pas beaucoup de Mayer, il n’y avait qu’une photo d’archives au Twenty Flight, et le pisse-copie de service avait l’air de présenter l’affaire plus ou moins comme un règlement de comptes un peu ténébreux, tout en s’abstenant d’égratigner la boîte au passage. On sentait bien que les trois quarts du texte avaient été concoctés dans le cabinet du central, et que le reste (si reste il y avait eu) avait été soigneusement caviardé.
C’était un papier nul, creux, de quelque manière qu’on le prît.
Perrier se curait les dents avec un canif en or à peine plus long qu’une allumette. Il avait la cosse et mal aux cheveux. Il était presque l’heure d’aller prendre un jus. Dumont était parti avec son petit baise-en-ville et sa petite 4 L faire le tour des constatations, et il n’y avait pas grand-chose, ce matin, deux casses sur la Zone industrielle Est, préjudice ignoré, et deux débits de tabacs dans la rue de la Gare, avec vitrines descendues et présentoirs vidés.
— Où est le Chat ? demanda Schneider.
— Il est au C.H.R. avec Viale. Ils sont allés interviewer un de leurs types qui s’est fait défoncer la gueule lundi ou mardi. Une histoire de camés, ajouta-t-il avec indifférence. On va se taper un jus ?
— Oui, dit Schneider. Si les gens des Stups apprennent qu’on leur marche dessus, on va se faire arracher la peau du dos.
— Leur type aurait quelque chose sur Speedy Gonzalès, dit Perrier en se déployant jusqu’au plafond.
— Ah ! dit Schneider. Speedy, hein ?
— Ouais ! Speedy.
Ils allèrent se taper un jus, en sortant ostensiblement par l’entrée du public, et en piquant droit en face sur leur bistrot unique et préféré et au diable Jack l’Éventreur et ses crises d’hystérie. Ils remuaient dans leur tête le vieil adage : un inspecteur fait des affaires, un commissaire fait une carrière.
Et ils bichaient comme des poux sur un nord-africain.
Et pourquoi pas un Nord-Africain ?
Les inspecteurs Charles Catala et Claude Viale ne bichaient pas, eux. Ils étaient contraints de se battre sur deux fronts et simultanément. Ils devaient bosser sur le front Fozzi, qui voulait leur en balancer un max, histoire qu’ils puissent se faire Speedy Gonzalès, et qu’il se fasse pas dessouder, lui, Fozzi, et ils devaient bosser sur le front du jeune connard d’interne qu’on leur avait flanqué dans les dents.
Il était maigre, avec une blouse blanche et le stéthoscope dans la poche de poitrine avec les branches autour du cou, il avait une barbiche frémissante à la Léon Trotsky et des petites lunettes d’intello (et ils ne lui avaient rien demandé, putain de merde), ils le trouvaient super-extra et tout dans sa composition de gaucho de service, il en fallait, de toute façon, comme il fallait des boogies dans les séries télévisées américaines, ou même des chicanos et des lieutenants wops, mais lui, les deux jeunes poulagas avaient tendance à trouver qu’il en faisait trop.