— Ça va ? cria-t-il à travers la porte.
— Oui monsieur, dit la gosse.
— Ah ! bon, dit l’homme.
Il décolla la laine de la peau des joues.
La cagoule était trempée et ça le picotait de partout.
La gosse avait fini : il l’entendit tirer la chasse.
Il y avait quatre boîtes de chaussures sur la dernière étagère. Trois d’entre elles contenaient de vieilles chaussures qu’ils mettaient pour se rendre à la campagne. La quatrième contenait un vieux Webley à brisure, calibre .38. Il était enveloppé d’un papier épais, de la couleur du kraft, et imbibé d’huile.
Dans une trousse en toile, il y avait six cartouches .38.
Les toilettes étaient toutes petites : assis et du bout des doigts, on y atteignait facilement les boîtes et leur contenu. Même à douze ans, il n’y avait pas trop à tendre le bras.
Tout en faisant pipi, la fillette avait ouvert la boîte et sorti l’arme du papier, qu’elle avait remis sur l’étagère. Ensuite, elle avait tendu l’oreille et basculé le barillet en avant, et introduit une cartouche dans chacune des alvéoles, comme dans n’importe quel pistolet à pétards du commerce. Puis elle avait refermé l’arme qu’elle avait posée par terre, elle s’était rhabillée et avait tiré la chasse. Elle n’avait rien contre le gros homme. Simplement, elle avait déjà vu sa mère morte et elle ne voulait pas que ça recommence.
Elle avait compris pourquoi le gros homme était resté.
Elle n’hésita qu’un instant, au moment de ramasser le revolver. Il était très lourd, gris et gras et il sentait le fer des bateaux à quai. Elle actionna le loquet de la porte et ouvrit en tirant le battant à elle.
Le gros homme était de trois quarts. Il occupait toute la largeur du couloir et il avait une boîte d’allumettes minuscule entre ses gros doigts, et il fourrageait dedans. La fillette ne l’appela pas, elle ne proféra pas le moindre son. Elle était immobile, les mains sur le ventre, comme une petite vieille pensive.
Il se tourna vers elle et elle lui logea une seule balle en pleine tête.
Puis elle se précipita sur la radio sans lâcher le revolver, en passant par la cuisine. Son cœur battait tellement fort qu’elle avait l’impression d’être en train de mourir. Elle porta le micro à sa bouche et appuya sur la pédale d’émission. Elle avait vu son père le faire des centaines et des centaines de fois. Elle appuya et voulut parler, mais elle n’avait plus de voix — elle ne se souvenait pas du tout comment sa propre gorge fonctionnait. Elle relâcha la pression, appuya de nouveau.
La voix de l’enfant éclata simultanément dans les deux voitures.
La 104 dans laquelle se trouvaient Rais et Johnny était presque immobile au bord de la piste B.P. déserte. De près, on se rendait compte que toutes les vitrines de la cabine principale avaient été descendues à coups de pierre, on avait enlevé les tuyaux des pompes et brisé les cadrans des compteurs.
La pluie mitraillait les flaques sur le sol et les repoussaient sous les grillages des entrepôts.
La 104 de Gallard avait fait demi-tour. Il y avait du flottement dans la voiture, mais l’ancien flic se trouvait à l’avant droite et il avait un seize juxtaposé à canons sciés sur les genoux.
— Laissez, dit-il aux deux gardes.
Le chauffeur prit la piste en sens interdit et stoppa à moins de vingt mètres de l’autre 104. Il vit un homme tenter de s’en extraire à droite, tandis que le second était encore penché sur le volant. Il essaya de sortir de la voiture. Gallard était déjà dehors. Les deux types en face portaient des cagoules et l’un d’eux, celui qui était en train de sortir leur braquait un pistolet dessus, entre la portière ouverte et le montant droit du pare-brise.
Il y eut deux explosions presque coup sur coup.
Le pare-brise de la 104 de Johnny vola en éclats, comme aspiré par l’implosion de l’habitacle. La tête d’Eddy Rais partit en arrière, heurta l’appuie-tête et lui frappa la poitrine, comme si elle ne tenait plus qu’à un fil. Il pleuvait sur les tôles. Johnny n’eut pas le temps de tirer : Gallard avait lâché les deux coups presque en même temps.
De la chevrotine frappa Johnny juste au-dessus des sourcils, et il n’eut ni le temps d’avoir peur, ni celui de gueuler que c’était quand même pas de chance ou quoi que ce soit : il avait un genou en terre, le poignet bien appuyé en position de tir et l’arme bien pointée en direction de sa cible, mais ce fut comme s’il tombait en arrière, d’un coup — comme s’il commençait à tomber d’un trentième étage, en tournoyant sur lui-même.
De l’autre côté de la rue, à une vingtaine de mètres, une fenêtre s’entrouvrit prudemment et se referma. Une bourrasque de vent chargée de pluie jusqu’à la gueule balaya la rue, de bas en haut. Gallard et ses deux gardes s’approchèrent pas à pas de la voiture aux portières ouvertes.
Les flics de la B.S.N. ne mirent pas plus de six minutes à arriver avec leurs 4L et leurs grands pieds. Ils ne tardèrent pas à appeler la permanence de la criminelle et Schneider radina en blue-jeans et parka militaire, avec Charles Catala sur les talons. Puis, pendant les constatations, deux équipes de journalistes se pointèrent, bardés de Nikon et d’accus, et ils entreprirent de tirer les vers du nez à Schneider.
Charles Catala revenait de la 104. Il avait l’air de très mauvais poil.
— C’est Johnny Servat, lâcha-t-il à la ronde, comme s’il tenait tout le monde pour personnellement responsable du massacre. Le chauffeur, c’est Eddy Rais, quant à l’individu que la gosse a abattu dans la villa, c’est Patrick Vieuxville, dit « la Grosse Tanche ».
— Johnny, dit Schneider. Il fit mine de se diriger vers la voiture. Charles se mit devant.
— Il a la moitié de la tête arrachée, Schneider.
— Ça va, dit celui-ci. Il écarta le jeune homme.
— On pourra appeler ça la semaine noire, dit le plus jeune des photographes. Il faut remonter à la Libération pour voir une hécatombe pareille.
Schneider s’abstint de tout commentaire. Il avait rendez-vous. Rendez-vous avec Johnny. Il souleva un pan de couverture kaki. Ou c’était la pluie, ou ce qui restait de Servat avait l’air de pleurer.
Mais de pleurer sur quoi, ou sur qui ?
Schneider laissa retomber le tissu rêche sur la civière. Un peu à l’écart, il alluma une cigarette entre ses paumes. La pluie lui giflait le visage et les poignets, entre les gants et les manches de la parka. Charles maraudait en discutant avec les gens de la B.S.N., et Gallard expliquait le topo pour la dixième fois : les trois hommes avaient fait irruption chez lui, un peu avant dix-huit heures. Sous la menace de leurs armes, ils l’avaient obligé à modifier son dispositif de ramassage des fonds — et il avait obtempéré afin de ne pas mettre en péril la vie de sa fille.
Lorsqu’il avait entendu celle-ci dans la radio, il avait fait demi-tour comme convenu de toute façon et ouvert le feu lorsque le passager de la 104 l’avait braqué avec son arme.
Schneider fumait.
Il était vingt-trois heures vingt.
Il attendit que les constatations fussent terminées, et que les gens des pompes funèbres eussent emmené les corps, pour prier Gallard et son équipe de le suivre au Central pour les auditions. Il en avait plus que marre.
Avec Charles à la bécane, il travailla au radar jusqu’après minuit, en fumant cigarette sur cigarette et en se tapant des cafés et des cafés. Il ne parvenait pas à s’enlever de la tête le regard calme de Johnny. Il ne parvenait pas à s’enlever de la tête les mots que Milan avait prononcés, et cette simple phrase, parlant de Gallien, « on va s’occuper de ce type, Schneider ». Il ne parvenait pas à s’enlever de la tête le ciel renversé du Grau-du-Roi, et le sourire extasié de Cheroquee et qui lui faisait une frimousse de gamine.