Charles tapait.
Il se passa la main sur la figure.
— Ça ne va pas ? s’enquit Charles.
— Non, dit Schneider. Ça ne va pas. Non.
Il fixa le jeune homme. Charles se souvint plus tard que le policier avait l’air égaré, perdu dans un songe intérieur, et son visage maigre était terreux. Il devait surtout se rappeler plus tard ce masque gris, aux narines pincées, et que pour la première fois depuis cinq ans qu’il le connaissait, Schneider s’était laissé aller, ne serait-ce qu’une seconde, à reconnaître que non, ça n’allait pas. L’instant d’après, il s’était ressaisi.
Ils quittèrent le Central ensemble, un peu avant une heure.
Il pleuvait toujours, mais il faisait beaucoup plus froid, tout à coup.
Beaucoup, beaucoup plus tard et en y repensant à tête reposée, l’ancien inspecteur de police Charles Catala se rendit compte que Schneider avait débrayé dès ce moment-là, à partir de l’instant où il s’était vaguement penché sur la civière et où il avait vu le cadavre de Johnny Servat à ses pieds. À partir de ce moment, Schneider avait cessé en quelque sorte de se comporter comme le directeur de l’enquête sur le terrain, comme un flic actif, il avait cessé d’imprimer son rythme à la poursuite des investigations — exactement comme un type qui s’apprête à quitter l’autoroute et commence à ralentir en prenant la file de droite, et qui laisse filer les autres droit devant. Il avait adopté alors l’attitude d’un témoin un peu en dehors du coup, voire celle d’un observateur plus ou moins distrait.
Beaucoup plus tard, Charlie essaya de remettre les uns au bout des autres les souvenirs qu’il conservait de cette fin de permanence, de ce sombre dimanche noyé de pluie et des quelques jours qui avaient suivi. Il avait eu l’occasion de mesurer la noblesse de pensée et le comportement des huiles locales et c’était sans regret qu’il avait déposé sa carte et sa plaque sur le bureau du Central et qu’il avait repris sa liberté.
Il aurait pu tolérer pas mal de saloperies, ne serait-ce que par la force de l’habitude, mais certainement pas qu’on s’acharnât à tous les niveaux de la hiérarchie à couler un mort — en d’autres termes et pour être plus précis, qu’on remuât ciel et terre pour savoir pourquoi et comment, au moment où il tombait sous les balles de Speedy, l’inspecteur principal Claude Schneider avait la bagatelle de deux grammes huit d’alcool dans le sang.
À peine sorti du S.A.M.U., Charles Catala avait été auditionné par Jack l’Éventreur et ses sbires. Il avait passé une bonne partie du lundi matin à ne pas répondre aux questions, et pour clore le débat, le jeune homme avait exigé qu’on le plaçât en position de garde-à-vue ou qu’on le laissât aller et circuler librement. Ils avaient aussi auditionné Dinah, qui les avait envoyés chier vite fait bien fait.
Les petits commissaires stagiaires chargés de la tâche en avaient été pour leurs frais, et ils étaient allés en rendre compte à Big Brother en personne. Big Brother avait le principal canard de la ville en ligne et il semblait plus qu’emmouscaillé.
Pour le dimanche, Charlie se souvint qu’ils avaient pris leur service vers huit heures et demie, et que Schneider avait passé une bonne partie aussi de la matinée enfermé dans son bureau au dixième étage, à mettre de l’ordre dans les tiroirs et les armoires, ce qui était parfaitement normal puisque l’Éventreur venait de lui apprendre la dissolution de son groupe.
On n’avait pas retrouvé la moindre trace, dans le bureau, d’un ou plusieurs récipients susceptibles d’avoir contenu de boissons alcoolisées, et le frigo de camping, chez Perrier, n’avais pas été touché.
En bas, les quatre inspecteurs et l’enquêteur de permanence avaient eu trois ou quatre vols de bagnoles, une plainte pour un sac à l’arrachée aux Allées du Parc, des broutilles expédiées en cinq secs et qui étaient loin de nécessiter l’intervention de l’officier de Police judiciaire de permanence de toute façon, pour une équipe endurcie. Ils avaient tourné un moment à deux bagnoles pour essayer de choper le voleur de sac (un jeune homme de type maghrébin, dans les seize ans, plutôt maigre et circulant sans casque sur un vélomoteur de type Motobécane bleu pâle avec des sacoches en vynil bleu sombre et gris), ils avaient laissé tomber un peu après onze heures, après qu’on les eût appelés par radio pour une rixe au Bar du Soleil.
L’une des deux bagnoles était rentrée au C.C., et celle qui était dans le secteur s’était rendue au Bar du Soleil. Les deux flics étaient tombés pile au moment de l’apéro, et il n’y avait pas plus de rixe que de beurre en broche. Ils avaient glandé cinq minutes, mangé de la kémia et Charles avait fait un tiercé avec un type de l’Équipement, histoire de paumer vingt balles — et il avait paumé vingt balles.
Lorsqu’il était rentré à l’Hôtel de Police, il avait appris deux choses : Jack l’Éventreur était rentré et sorti vingt minutes avant sans un mot et sans serrer la main à quiconque. Le gardien derrière la banque avait eu à peine le temps de se lever pour lui filer le coup de raquette réglementaire — et il n’était même pas sûr que le chef de la Sûreté l’eût seulement remarqué.
Seconde chose : Schneider était parti déjeuner. Il avait quitté la boîte, lui aussi sans mot dire, et les commentaires allaient bon train et il se disait que le central en personne était intervenu dans les coulisses pour qu’on coupât les pattes au patron de la Criminelle « B ». Charles était resté avec un autre inspecteur jusqu’à treize heures, puis il était allé manger chez Evita. Ils avaient fait un peu plus que manger, car il n’était pas retourné à la boîte avant quinze heures.
Sauf qu’il pleuvait, R.A.S. Les flics étaient vautrés dans les fauteuils du hall à surveiller les ruisselets d’eau le long des vitres fumées et Charlie se souvint qu’à un moment, les gouttes de pluie étaient si grosses qu’elles avaient l’air de crachats réguliers et qu’il les avait fixés sans comprendre un bon moment, et de temps en temps quelqu’un s’étirait ou allait regarder la télévision cinq minutes dans la salle de repos des gardiens, au sous-sol, mais il ne tardait pas à remonter et à reprendre silencieusement sa place, à moins que quelqu’un d’autre l’eût investie entretemps.
C’était un dimanche mort, morne, vide et creux. On imaginait sans peine la moitié de la ville en train de se taper le digestif, les coudes sur la nappe devant la télé, la chaise reculée, à se régaler des exploits de Pappy Boyington et de ses cow-boys inamovibles, et de cafés bien serrés et convenablement arrosés — et l’autre moitié glissée entre des draps bien tièdes, tirés jusqu’au menton.
Pour les flics, le truc, c’était de tenir jusqu’à dix-huit heures quinze, heure de fin de service au bureau, sans pépin de dernière minute. Ray Charles chantait « Tout’ les filles de la ville sont dingues de moi… » et des trompettes riffaient. L’équipe de permanence regarda ainsi la nuit tomber très vite et bientôt, personne ne distingua plus le grand panneau des services, dans le hall, ni même les aiguilles de la grande pendule électrique au-dessus de la porte de l’ascenseur.
Le gardien assis derrière la banque soupira et alluma les rampes et l’enseigne « POLICE » au coin du bâtiment ; il alluma les veilleuses du hall.
Schneider était toujours dans son bureau. Il n’avait fait que deux très brèves apparitions au début de l’après-midi, l’une pour conciliabuler avec Perrier pendant moins d’une minute et la seconde pour demander à Charles s’il voulait bien aller jusqu’en gare lui prendre des horaires de train et une cartouche de Camel.
Vers dix-sept heures quarante, ils avaient eu une fausse alerte, la seule, en voyant un bonhomme traverser à pas pressés et décidés la place en face du commissariat — en piquant droit vers eux. L’homme désirait seulement qu’on lui indiquât le nom et le numéro de téléphone du médecin de garde, on l’avait renseigné et les flics dans les fauteuils avaient profité de la diversion pour s’étirer et déplorer que tout eût été si calme. C’est vrai, quoi, quitte à être emmerdé tout un dimanche, autant que ça serve à quelque chose.