« On », c’était le commissaire principal Jack Courtot, un petit homme trapu et passablement équivoque, à la mise négligée et au visage chiffonné, un perpétuel agité à la tignasse poivre-et-sel, un ancien inspecteur qui avait rendu pas mal de services au pouvoir, à l’époque trouble de la lutte anti-O.A.S. Il y avait récolté son galon de taulier. Depuis, il n’avait plus eu qu’à se laisser glisser et il avait tout naturellement fini par atterrir à Z…, comme chef de la Sûreté, quatre ans plus tôt. Dans les malles du commissaire central Morgantini, dont il était l’âme damnée et le souffre-douleur.
Comme tout patron digne de ce nom, Jack l’Éventreur n’avait rien eu de plus pressé que de se constituer son service de renseignements interne, histoire de savoir si ses chaouchs pensaient bien. En ce qui concernait l’inspecteur Claude Viale (ce dernier était alors stagiaire), la brigade du chef n’avait pas tardé à lui rapporter que le jeune policier avait appartenu au SGEN-CFDT, quand il enseignait dans un bahut des Vosges avant de rentrer dans la police, et qu’il vivait à la colle avec une femme divorcée, de quinze ans son aînée, une infirmière du C.H.R. qui militait à la Ligue communiste révolutionnaire d’Alain Krivine.
Viale avait été titularisé d’extrême justesse à l’issue de son année de stage que Courtot n’était pas parvenu à faire prolonger, en dépit de ses amitiés au Ministère.
Ce matin-là, pourtant, lorsque le jeune homme pénétra dans son bureau, dont il referma soigneusement la porte dans son dos, tout cela lui parut lointain et vaguement dérisoire : on l’avait foutu sur une voie de garage, mais on ne pourrait pas l’y abandonner éternellement et c’était à lui de faire la preuve qu’il était un flic, un vrai bon flic. La preuve, il avait de quoi la faire.
Il alla relever le store, entrouvrit la fenêtre. Des pans entiers de pluie drue balayaient le parking, et des bourrasques négligentes crépelaient les grandes flaques minces sous les voitures. Viale demeura immobile un long moment, les pouces enfoncés dans les poches de son gilet. Une trompette vociférait quelque part, une trompette au drive rauque et véhément. Tout à coup, il eut la bouche sèche et son estomac se noua.
Il sortit une Dunhill, l’alluma. Une gosse avait calanché, dans les chiottes du Splendid, près du campus, dans la nuit du 20 au 21 novembre, une gamine de dix-sept ans qu’on avait retrouvée enroulée par terre, les jupes retroussées, dans une posture plus ou moins fœtale, une seringue enfoncée dans sa cuisse blanche et grasse.
La fille se nommait Sylvie Rouyer, elle avait été lycéenne à la Cité technique jusqu’en juin, et dans son carnet, à la date du 20 novembre, on avait retrouvé trois lettres tracées à la va-vite et un pseudonyme aux initiales soigneusement enluminées, comme si elle avait eu à s’occuper les doigts un grand bout de temps, en attendant. Les trois lettres avaient une signification des plus claires, et on les retrouvait souvent au long des pages que la jeune morte avait remplies jusqu’au jour de son départ : « RdV » signifiait sans le moindre doute Rendez-vous. En dessous, elle avait écrit à la pointe-feutre mince, noire, Speedy Gonzalès. Puis elle avait rajouté des tas de fioritures, des arabesques très compliquées, au stylo à bille rouge, autour du S et du G.
Dans son sac, les policiers avaient retrouvé un Bic-Cristal rouge au capuchon mordillé, mais pas de pointe-feutre, ni rien qui y ressemblât, sauf un crayon à mascara. Ils avaient mis la main sur un sachet dissimulé dans la doublure de plastique, et l’examen chimique leur avait immédiatement révélé qu’il s’agissait d’héroïne.
RdV et Speedy Gonzalès, mais ni lieu, ni heure… Ils avaient épluché le carnet et les papiers de la gosse, tapé des perquises chez elle et chez ses copains, foutu le bordel au Splendid, ils avaient dragué un peu partout chez les camés, ils n’étaient pas plus avancés. Personne n’avait vu Sylvie depuis un bon bout de temps. Pire, personne n’avait vu Speedy Gonzalès. Jamais. C’était dingue, pas vrai ? Tout le monde avait entendu parler de la petite souris qui courait sur le campus en faisant « Harriba-riba » pour vendre de la neige, de la horse, de la merde ou de l’huile, des amphètes de temps à autre, tout le monde avait bien dû commercer avec lui, un jour ou l’autre, pour se procurer de la défonce, mais personne l’avait vu, mec. Personne…
C’était dingue, non ?
Viale avait cinq ou six longueurs d’avance sur les flics des Stups. Son amie travaillait en réanimation, et le reste du temps, elle essayait de tirer des gosses de la merde. Elle connaissait Fozzi, Solédad et Marie, la bande du Splendid, Sylvie et les autres, toute la racaille qui tournait autour. Elle en savait plus long sur eux qu’un chien de prostituée.
Elle n’avait jamais rien donné au policier — ça faisait partie de leurs conventions —, mais par elle, il avait fait leur connaissance, petit à petit. Et Sylvie Rouyer était morte. Ça avait été un coup dur pour tout le monde, y compris pour lui. On ne savait pas que la gosse se shootait.
Viale sortit son automatique de l’étui. Il le flanqua dans un tiroir. Le téléphone sonna. Il s’assit dans son fauteuil bridge.
Viale, inspecteur, j’écoute.
Il débita tout cela machinalement, presque d’une seule traite. Le standard lui passa immédiatement la communication.
— Les grands esprits et le chemin de la bêtise, hein Fozzi ? dit Viale.
En même temps, il perçut la terreur dans la voix du jeune homme. Il n’y avait pas d’autre mot : de la terreur. Fozzi bredouillait et sa voix stridente n’était pas en place.
— Dopé, hein ? dit Viale.
Il sortit une pipe camuse du tiroir. Il fallait que Fozzi voie le policier, le plus vite possible, à cause que c’était superimportant et superurgent, et Viale observa que dans leur nouvelle langue, tout était super chose, quand c’était pas carrément machin. Même tout de suite, si ça pouvait se faire.
— Des clous, dit Viale. Putain, si le taulier me voit mettre le nez dehors, j’suis bon comme la romaine.
— Déconnez pas, Claude, dit Fozzi d’une voix implorante. C’est grave, j’ vous dis. J’vous ai jamais emmerdé, Sabine et vous, jusqu’à maintenant, pas vrai ?
— Exact, en convint Viale. Qu’est-ce qui se passe, Fozzi ?
— Passez chez Sol. Vous savez où c’est chez elle ?
— Oui, dit Viale.
— J’y vais tout de suite et je décoince pas. J’vous attends. (Il y eut un silence, un ronflement de moteur et un grincement bref que le policier ne parvint pas à identifier sur-le-champ. Et on coupa la communication.)
Il n’avait pas raccroché que la porte s’entrouvrait. Un tout petit Bogart miniature avec de grandes oreilles décollées, un grand nez charnu et des dents de lapin, passa la tête et le haut du buste dans l’entrebâillement. Viale raccrocha, inclina la tête sur l’épaule droite et examina le visiteur avec attention.
— Hi Bogey, dit-il d’une voix amène.
Bogart tripota la clenche.
— Jack veut te voir, Viale. (Il retroussa les lèvres et exhiba ses grandes dents jaunes, un peu comme s’il voulait laisser entendre qu’il n’y était pour rien. Il fixa Viale par-dessus ses lunettes d’écaille.) Il veut te voir tout de suite.
Viale se leva sans manifester le moindre empressement. Il repoussa un tiroir du genou, referma la fenêtre, presque d’un même mouvement coulé, précis.
— Comment il est, ce matin, Jack ? s’enquit-il.
Il écrasa la cigarette qui se consumait dans le cendrier. Bogart leva les yeux au ciel. C’était un gardien détaché et il avait fait son petit trou au secrétariat du chef de la Sûreté. Il lâcha la clenche. Il savait qu’il ne pourrait pas reprendre la tenue. Il sortit un paquet de troupes entamé et s’en colla une au coin de la bouche.