Puis ils virent apparaître, en dix minutes, une vieille Escort grise, une Renault 20 deux litres et l’unique cabriolet 403 Peugeot orange assoupi de la ville, et l’équipe descendante commença à boutonner les manteaux et les imperméables et à fourbir leurs knirps, tout heureux de s’en tirer à si bon compte.
À ce moment précis de la relève, Charles Catala avait deux vers dans le crâne, deux vers qui y faisaient une ronde obsédante, scandés languissamment en forme de complainte « Ceux que j’aime, je ne sais pas / De quel côté s’en vont leurs pas… » et allez donc les attribuer à quelqu’un, et il avait appris que Viale remplaçait Bogart à la débottée, parce que ce dernier avait « sa belle-mère à manger, le soir », terrifiant raccourci.
Comme d’habitude, Viale semblait tout droit sorti d’une page de Vogue, et sa cigarette à bout doré ne déparait pas les moustaches qu’on eût dire soigneusement cirées, ni ses joues rasées de près et qui conservaient encore la trace du feu du rasoir.
Charles était monté chez Schneider avant de se tirer — ainsi qu’il le faisait toujours en fin de permanence, quoi qu’il se fût passé. Il avait discuté pendant cinq minutes avec l’ancien chef du groupe « B » — et ce dernier lui avait paru un peu « mieux », ce qui n’avait pas beaucoup de sens.
À bout d’arguments, il avait proposé d’aller prendre un pot, mais Schneider avait refusé en disant que Dinah allait passer le prendre d’un instant à l’autre. Il n’y avait jamais eu grand-chose sur le bureau de l’I.P.P. Schneider : une pendule en acier, un sous-main et un pot à crayons de cuir noir, très lisse, mais il n’y avait plus rien, que les grandes mains maigres du flic posées à plat côte à côte.
— Je prends dix jours de reliquat, avait annoncé Schneider. Ensuite…
— Oui, avait dit Charles. Ensuite…
Ils savaient déjà l’un et l’autre — qu’il n’y aurait plus d’ensuite, même s’ils ne savaient pas encore pourquoi. Ils étaient descendus ensemble. Sans un moment de discussion, sans un mot, rien, au bout de quatre ans ensemble.
Rangée le long des marches du perron, il y avait la vieille R16 de Schneider dont les essuie-glaces battaient dans la pluie. Charles Catala et Schneider s’étaient donc quittés devant le Central sur une poignée de mains un peu à la sauvette, à cause du vent.
Pour le reste, allez savoir — et à quoi bon ? puisque leur bête noire était morte, de toute façon et qu’on ne pouvait pas dire qu’il avait commis la moindre faute professionnelle, alors qu’il aurait pu liquider le jeune type au lieu de le blesser seulement, même dans l’état dans lequel il était.
Ils s’étaient donc quittés, Schneider était monté dans la voiture et Dinah avait aussitôt démarré — et ils étaient allés prendre un verre au Relais. Il n’y avait pas grand-monde et ils avaient décidé d’y manger un morceau en vitesse avant de rentrer, ce qui fait que le policier avait appelé la permanence pour donner le numéro de téléphone où on pouvait le joindre.
Il avait alors paru « normal » à l’inspecteur qui avait pris la communication, et « normal », en langage de flic, ça peut avoir deux sens, soit qu’on veuille dire ainsi qu’on ne sait pas trop quoi dire, soit qu’on laisse entendre que la personne dont on parle n’est ni basanée, ni chevelue, et qu’elle ne paraît ni bourrée, ni camée, normale, quoi…
Si l’on s’en tient à la note du Relais qu’on devait plus tard retrouver dans la veste de Schneider, le couple avait bu modérément pendant le repas, puisqu’ils avaient un Kir Royal chacun, une demi-bouteille de Sylvaner avec les shrimps-salades, et une bouteille de Morgon sur les entrecôtes. Café et un pousse chacun — en l’espèce, deux Cointreau.
Et c’était tout.
Entre vingt-deux heures et minuit et demi, bien sûr, c’était une autre paire de manches et il n’y avait guère que Dinah pour pouvoir valablement dire ce qui s’était passé. Ils étaient rentrés chez lui et Schneider avait appelé le Central, toujours à cause de la permanence, et à ce moment encore, il semblait toujours normal. Et quand le chef de poste l’avait avisé de ce qui venait de se produire en gare, à zéro heure trente-deux, Schneider s’était borné à deux mots avant de raccrocher — il avait dit « Je viens » et dans ces coups de temps-là, on se doutait bien que les flics ne faisaient pas assaut d’éloquence — surtout quand l’un des leurs venait d’aller au tapis.
Ray Charles chantait Well, I used to be so happy, and all I do is cry et les cuivres vociféraient en se montant sur les épaules les uns des autres et Early Ray hurlait en pleurant qu’il n’avait rien à perdre, plus rien à perdre…
Pour sa part, Charles était allé au cinéma avec Evita et toute sa petite bande, des étudiants à vie et un postier de la L.C.R., ils étaient allés voir du Francesco Rosi dans le cadre du Festival du film italien au Rex et ils étaient tombés sur l’Affaire Matteï, comme ils auraient pu se ramasser n’importe quoi d’autre.
Ensuite, ils s’étaient abattus sur la Taverne Lorraine, place de la Gare, un grand bidule style nouille, avec des grandes glaces tarabiscotées, des lambris sombres et une immense terrasse vitrée tout du long, aux carreaux embués. Ils avaient plus ou moins mangé des croque-monsieurs passés au napalm et des knacks androgynes, bu quelques demis et pas mal de cafés.
Charles Catala avait sommeil, les bonbons lui collaient au papier, il avait de la limaille de fer sous les paupières et des yeux de lapin russe, il était parfaitement frigorifié d’insomnie, mais discuter et déconner bien au chaud avec des potes, c’était pas mal non plus.
À minuit quinze, la 4 L de la B.S.N. défila lentement le long des grandes vitres, comme un poisson blême de l’autre côté de l’aquarium. Viale n’avait aucune raison positive de se trouver dans la voiture, à scruter soupçonneusement la clientèle du troquet. Il n’avait pas non plus beaucoup de raisons positives d’être flic, sinon un certain entêtement et pas mal de jobardise. Charles n’avait aucune raison de savoir que Viale lui passait devant, dans la caisse bleu pâle. Il avait cessé de pleuvoir, les rues étaient profondes et les lumières de la gare semblaient plus proches et plus crues — mais pas moins déprimantes. Dans le temps, il y avait eu pas mal de sanctuaires, mais maintenant il ne restait plus guère que les commissariats centraux et les rotondes de gare qui en tinssent lieu, depuis qu’on avait banalisé les hôpitaux, les cimetières et les chiottes.
Catala vit (entrevit) la petite 4 L qui prenait la file de gauche au ralenti et il pensa machinalement : contrôle de gare.
Dans la salle des pas perdus vert pomme il y avait de tout : des clodos et des routards, des types qui déroulaient tranquillement leur sac de couchage et dormaient dedans à même le carrelage, d’autres types qui se poivraient au Kiravi 12°jusqu’à dégueuler un peu partout, des mômes en transit et des camés, et des petits malins qui soulageaient tout le monde de trois ou quatre piécettes avec leur lame, il y avait des laissés pour compte de la belle société libérale avancée chère à Giscard et ses séides et des épaves, des pauvres types qui avaient raté tous les trains depuis le début, tous sans exception, la proie rêvée de certains flics.