Et c’était justement pour ça, pour éviter quelques coups de savate dans la gueule en douce, que l’inspecteur Claude Viale avait pris place dans la voiture, bien qu’il ne fût déjà plus de service.
Donc Charles vit placidement la voiture aller vers la gare.
Et il cessa d’y accorder la moindre attention.
Il ne prêta qu’une oreille plus distraite au cri, d’abord lointain et presque indistinct de l’ambulance qui fonçait le long des rues désertes en clamant « T’es Foutu — T’es foutu » autour d’elle, et il vit à peine passer une forme blanche lancée à plus de cent, et scier le carrefour tout droit. Dans la roue, il y avait deux fourgons de Police Secours, le gyro et la rampe allumée.
Charles Catala bondit debout. Il avait froid dans les os et des picotements sous la peau de la figure. Il était quarante. Il n’était plus de permanence, il n’avait plus rien à foutre de ce bordel. Les autres le regardaient. Il ne se rassit pas. Il jeta cinquante francs sur la table (un billet de cinquante froissé) et d’un pas uniformément accéléré, il traversa la salle et sortit dans la nuit.
À la moitié du carrefour, il galopait déjà à toutes jambes.
Le reste, un cauchemar.
Le boxon des fourgons et de l’ambulance, les gyros qui tournoyaient comme des mouettes sur une décharge publique et la palpitation des warnings, les halos de brume (quelle brume ?) autour des projecteurs crus des voies, les uniformes.
Viale étendu la face contre terre au fond du hall, près de la consigne automatique, les pieds à dix heures dix et un type avec un flacon de perfusion au bout du bras droit, à demi agenouillé. Des galopades et une civière qui roulait.
Il y avait des gardiens qui bloquaient l’entrée du passage souterrain et aucun d’entre eux ne portait de gilet pare-balles et Schneider pas plus qu’un autre, Schneider avec sa vieille veste de combat, ses jeans et des boots usés, qui discutait avec le chef de dispositif, sans arrêter de s’essuyer les paumes sur les cuisses du jean, comme s’il craignait qu’elles fussent trop moites.
Il s’était tourné vers Charles, et ce dernier ne se rappelait pas les mots exacts, mais le sens, il s’en rappelait : « On a votre Speedy, Charles. Il zonait dans la gare et Viale lui est tombé dessus, mais l’autre a sorti sa lame, il l’a plongée dans le ventre du flic et lui a piqué son calibre… Speedy est en bas, Charles. Il aurait peut-être pu se tirer, mais il a paniqué et il est en bas et il y a des flics aux deux bouts… »
Nom de Dieu, avait pensé Charles Catala en voyant la gueule à Schneider, il est chargé comme un croiseur, il est raide défoncé. S’il descend, il va buter le type recta, et ça sera la fin des haricots. Encore un miracle qu’il arrive à tenir sur ses jambes. Et les autres empégués auront beau jeu de l’enterrer debout. Il s’était mis devant Schneider, mais celui-ci lui avait pris le coude et l’avait écarté en lui disant, d’une voix horriblement lasse et détimbrée :
— Laissez, Charles, il faut que j’y aille, vous savez…
Et le jeune homme ne s’était senti ni la taille, ni le courage de l’empêcher, et tout le monde l’avait vu commencer à descendre, marche par marche, sans tâtonner du pied ni vaciller, avec les bras ostensiblement écartés du corps, avec une lenteur apaisante. Puis ses talons avaient disparu de leur champ de vision et Charles avait sorti le .38 de l’étui, et en se plaquant au mur, il avait commencé à descendre à son tour et les autres s’étaient mis à se resserrer derrière lui en cherchant l’angle mort.
Il n’y en avait pas.
Schneider était immobile. Speedy s’était rencogné dans la niche où il s’était réfugié, une niche qui avait servi de vitrine autrefois et où on remisait maintenant les panneaux horaires. Un jeunot avec un pied bot et un blouson de rocker et des yeux profonds, noirs et vides comme la nuit. Il avait le pistolet à la hanche, le canon braqué vaguement en direction du flic.
Il y eut encore un étrange moment de paix, d’extrême tranquillité et Schneider se mit à parler lentement, d’une voix très sourde, amère et pourtant persuasive, une voix qu’on avait encore envie d’entendre et il disait que le gosse avait fait une connerie, mais pas une trop grosse : que le flic avait morflé dans le gras mais qu’il s’en tirerait, et tout en parlant, il leva les bras et tendit la main, la paume en haut — et il n’y avait que Speedy pour voir sa figure et ses yeux morts, et Speedy ne dit jamais rien là-dessus.
Sans le train, Schneider aurait peut-être réussi son coup, en continuant à baratiner, même si dans le fond il n’avait plus envie de gagner, plus du tout — mais il y avait eu le train, l’express de Nice dont ils avaient senti les vibrations longues bien avant que la claque leur déferlât au-dessus de la tête et que le fracas se mit à enfler et à déferler par saccades continues — un terrible fracas et tout se mit à trépider et à gronder sous la voûte allongée avec des racatac-tactac opprimants. Les flics avaient avancé en quelques bonds.
Charlie avait levé le canon du .38.
La première détonation avait échappé à tout le monde, dans le raffut. Ils comprirent que Schneider avait morflé à son hoquet bref, puis il y eut la seconde détonation, plus claire et distincte et ils virent les genoux du policier qui pliaient légèrement, mais personne n’avait encore vraiment compris et il leur sembla qu’il allait se mettre à rouler comme un nageur dans la vague.
En fait, Schneider accompagna le mouvement, sa main droite releva le pan de la veste de treillis, inclina le buste en pivotant et ses doigts saisirent la crosse du colt et tout le reste ne prit pas une seconde, pointer et armer et tirer, et la dernière détonation du neuf millimètres se confondit dans l’explosion mate du colt.
Frappé par un poing géant, Speedy battit des bras et le Smith automatique vola dans les airs et Charles sprinta et mit le pied dessus, sans quitter Schneider des yeux.
Dans sa mémoire, Schneider n’en finissait pas de tomber avec le dos de la veste relevé, il tombait en avant, en extension sur la pointe des pieds, les épaules relevées et le menton contre la poitrine. En même temps, ça n’était pas vrai, bien sûr, ça n’était pas possible. Il n’avait presque pas reculé à l’impact, ni rien, et ils avaient tous un incroyable vacarme dans les oreilles, bien que le train en eût fini de passer et s’enfonçait, apaisé, à l’autre bout, tout devant à l’autre bout de la nuit mince et noire comme une coquille brisée.
Tout le monde s’était approché.
Charlie avait remis l’arme à l’étui. Schneider était couché en chien de fusil, la joue contre terre mais il avait encore les yeux ouverts et ses doigts serraient convulsivement la crosse du pistolet. C’est Charlie qui l’avait vaguement assis pendant qu’on relevait Speedy et qui lui avait retiré le .45 de la main, puis qui avait aidé les ambulanciers à lui enlever son ceinturon et à l’étendre sur la civière.
Résultat, il avait dégueulassé son propre blouson avec du sang. Schneider lui avait saisi la manche, au moment où on le montait dans les escaliers et il avait semblé au jeune homme que les yeux gris et vastes étaient pleins d’eau, et que Schneider voulait lui dire quelque chose, mais il ne pouvait déjà plus. La tête était retombée et il avait vu la bouche s’ouvrir et se refermer comme celle d’un poisson en train de crever — il n’y avait pas d’autre image.
Charles ne se rappelait de rien d’autre.
Rien d’autre ?
Ah ! si… Le matin, il avait quitté le S.A.M.U. à pied. Il avait traversé le sas d’entrée, seul, et sans que personne l’appelât. Il était presque huit heures et les bagnoles commençaient à rouler pare-chocs contre pare-chocs sur le périphérique proche. Il faisait froid et clair et on y voyait loin, mais pas jusqu’où Schneider était parti.