— Congé ? Non pas, je suis libre, désormais, voilà huit jours que je lui ai collé ma démission.
— Alors, interrogea Pérouzin avec sollicitude, vous n’avez plus de place et vous venez nous voir pour qu’on vous en trouve une ?
— Très peu, j’en ai soupé de ramasser le crottin de cheval et j’ai mieux que ça comme métier dans la main.
— Le fait est. Vous voilà nippé comme un bourgeois.
— Comme un bourgeois, précisa Prosper, et un bourgeois cossu.
Pérouzin et Nalorgne avaient fait sa connaissance dans le petit restaurant à vingt-trois sous où ils déjeunaient il y a quelques semaines. Mais, par suite de quelles circonstances la situation de Prosper s’était-elle modifiée au point que le cocher, désormais, s’exhibait dans des tenues que n’aurait point désavouées son ancien patron lui-même, l’élégant Hervé Martel ?
À la question que lui posaient Pérouzin et Nalorgne, Prosper répondit mystérieusement, un doigt sur les lèvres :
— Ça, c’est des affaires qui me regardent. D’ailleurs, elles pourraient bien vous intéresser aussi. Au fait, qu’est-ce que vous diriez si l’on déjeunait ensemble ? Il est onze heures, tenez, je vous invite. Rendez-vous à midi et demie, au Faisan Doré. Ça colle. Eh bien, à tout à l’heure. Je me débine, car vous pensez bien que j’ai du boulot à faire, avant d’aller croûter.
— Au Faisan Doré ? dit Pérouzin, mais c’est le restaurant le plus chic de Paris.
— Ça coûte au moins trente francs par tête le déjeuner, dans cette boîte-là, dit Nalorgne.
— Eh bien, conclut Pérouzin, raison de plus pour ne pas manquer. Ça nous changera des pommes de terre frites et du demi-setier de rouge de tous les jours.
***
Penchés sur la table et dégustant à petites gorgées une vieille fine champagne que le maître d’hôtel, confiant dans ses clients, avait laissé à leur « discrétion », Nalorgne et Pérouzin écoutaient Prosper.
— Oui, continuait le cocher, qui pendant toute la durée du déjeuner les avait littéralement éblouis par la générosité de sa commande, le miroitement des bagues qui scintillaient à ses doigts et l’exhibition de quelques billets de banque, négligemment tirés de ses poches. Oui, vous comprenez, mes chers amis, que, pour un homme intelligent, le métier de cocher n’offre guère de ressources. Moi, comprenez-vous, je suis né avec l’âme d’un brasseur d’affaires, de grandes, de grosses affaires. Qu’est-ce que vous voulez, j’aime l’argent, et comme elle ne se trouve pas sous le pied d’un cheval, il faut bien qu’on s’occupe de la découvrir.
— Évidemment, bien sûr, dirent les deux autres.
Mais que pouvait-il bien faire ?
— La semaine dernière, disait-il, j’ai fait trois mille francs. Hier matin, en l’espace de deux heures, quatre mille, et, pour la fin du mois, il y a une combinaison qui me rapportera dix mille balles.
« Au fait, demanda soudain le cocher d’un air détaché, est-ce que vous n’êtes pas en relations avec la maison Miller et Moller, vous savez, ces marchands de papier de la rue des Archives ?
— Si, ce sont même des clients de notre bureau. Ils nous avaient commandé tout un assortiment de porte-plumes.
— Des porte-plumes ? dit le cocher en regardant ses invités avec une profonde commisération, vous appelez cela des affaires, vous ? Qu’est-ce que ça peut bien rapporter, en admettant même qu’il s’agisse d’une grosse de porte-plumes à deux sous pièce ? Enfin, vous devez savoir tout de même si c’est une bonne maison ?
— Qu’entendez-vous pas là ?
— Je demande, reprit le cocher, si c’est une maison solvable, faisant honneur à sa signature, et qui paie rubis sur l’ongle ?
— Ça, j’en mettrais ma main au feu.
Et Pérouzin ajouta pour essayer d’impressionner son interlocuteur :
— Nous avons dans nos dossiers confidentiels, les meilleurs renseignements sur la Société Miller et Moller.
— Oui, nul n’ignore que ces gens-là c’est solide comme la République et la Banque de France.
— Mais où voulez-vous en venir ?
Le cocher remplit les verres de fine, depuis longtemps vidés jusqu’à la dernière goutte, et baissant la voix, il expliqua :
— Vous qui avez vos entrées chez Miller et Moller, j’imagine que rien ne vous serait facile comme de vous procurer du papier à en-tête de chez eux. J’en ai besoin avant la fin du mois et c’est très important.
— Mais pourquoi faire ?
— Sûr, déclara le cocher avec un rire goguenard, que ce n’est pas pour mettre des papillotes à la perruque de mon épouse. Pour cette bonne raison, qu’elle n’en porte pas et que je suis garçon. Peu importe. Procurez-moi ce bout de papier et je vous donne vingt-cinq louis comptant, est-ce dit ?
Et il ajouta pour les décider :
— N’ayez donc pas peur, vous ne risquez rien. Supposons que j’ai besoin de cette facture, pour en copier le modèle, ces gens-là ont une idée d’en-tête très intéressante. Ça vous va-t-il ?
— C’est entendu, dit Nalorgne, cependant que Pérouzin affirmait :
— J’irai cet après-midi même chez Miller et Moller. Mine de rien, je prends une facture, et demain…
— Demain, répondit le cocher, j’ai le document et vous, vos vingt-cinq louis.
***
— On a téléphoné, messieurs.
C’était Charlot, le petit groom qui, se dressant décidément, s’adressait respectueusement à ses patrons, au moment où ceux-ci, congestionnés mais satisfaits, regagnaient le bureau.
— Ah, ah, fit Pérouzin d’un air important, as-tu pris note de la communication ?
— Oui m’sieu, c’est un nommé Hervé Martel qui a fait dire comme ça que vous veniez chez lui, ce soir, à six heures juste.
Les deux associés restés seuls allumèrent une cigarette.
— Croyez-vous, fit Pérouzin, l’air songeur, que ce Prosper a bien réussi. Je m’attendais à une histoire désagréable au moment de l’addition. Pas du tout, il a payé.
— Ces gaillards-là, tout ignorants qu’ils sont, et même pas munis du certificat de l’école primaire, ont parfois le sens des affaires et cela mieux que des gens ayant bénéficié comme nous d’une excellente éducation et d’une instruction approfondie.
— Une instruction que je qualifierai même d’érudition.
— Pour parler d’autre chose, il faudra être exacts chez Martel.
— Oh, je serai là. Le temps d’aller chercher cette feuille de papier dont a besoin Prosper et je me rends directement avenue Niel.
— Je vous y retrouverai, dit Nalorgne.
Les deux associés allaient se quitter. Au moment de partir, Nalorgne mit la main sur l’épaule de Pérouzin :
— Mon cher, que pensez-vous des affaires de Prosper ? Elles m’ont l’air douteuses.
— Vous passez votre temps à soupçonner les gens, Nalorgne. Après tout, qu’est-ce qu’on risque ? Prosper est un ami. Il nous demande de lui rendre service, il nous donne vingt-cinq louis. Alors.
— Sûrement. Mais je me méfie quand même.
***
Baptiste, domestique snob et physionomiste, n’avait pas fait entrer Nalorgne et Pérouzin dans le salon de son maître. Les deux associés, cependant, s’étaient annoncés comme « gérants » de l’appartement occupé avenue Niel par M. Hervé Martel.
Gérants ? c’était évidemment quelque chose. Néanmoins, Baptiste n’avait pas cru devoir faire à ces personnages, les honneurs de la pièce réservée aux visiteurs de marque.
Soudain, le bruit de l’ascenseur. Une porte claqua, le courtier pénétra en coup de vent, le col de son pardessus relevé, le chapeau sur la tête :
— Veuillez me suivre, messieurs.
Et il pénétra dans son cabinet de travail.
— Qu’est-ce que vous sentez ? demanda le courtier aux gérants.
— Mon Dieu, fit Nalorgne, pour ne pas se compromettre.