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Frédéric Dard

La Mort des autres

A mes amis CHAVEROT,

qui savent si bien vivre,

l'histoire de ces morts.

F. D.

« Et j'apprendrai ma mort en comprenant la sienne. »

ÉMILE VERHAEREN.

I

RENCONTRE AU PAYS DE LA VIE

Je voulais aller ailleurs, ce pays merveilleux, et je décidai de prendre un train pour m'y conduire. Je me trouvais au fond d'une lande, c'est-à-dire au milieu : le fond d'un cercle est au centre de la circonférence et les déserts sont circulaires. Chacun sait cela ; moi, je ne le savais pas. Je dus marcher longtemps pour trouver une gare. Mes pieds glissaient sur de la bruyère ou se prenaient dans des racines de fougères. Ni la bruyère ni la fougère ne sentaient la bruyère et la fougère. Or les végétaux vivent avec des parfums comme les animaux vivent avec des mouvements. La lande ne sentait rien, elle mourait et sa mort non plus n'avait pas d'odeur. Voyez comme j'avais raison d'aller ailleurs.

Je découvris la gare sur le soir. Elle était seule entre la lande et la nuit. Aucune fumée, aucun bruit n'en émanait, et les gares vivent avec de la fumée et du bruit. Je m'approchai cependant car la mort attire bien plus que la vie. C'était une petite gare dont toutes les vitres de toutes les fenêtres étaient brisées. Je pensai au mot « lugubre » et l'idée me vint qu'il avait été créé pour qualifier ce bâtiment. J'en fis le tour, je ne vis personne. De l'herbe sèche engloutissait la voie dans une ouate jaune. « Il n'y passe plus de trains », me dis-je, désespéré. Je me dirigeai vers le bureau du chef de gare. Personne. Les horaires fixés au mur avaient moisi. Sur la table couverte d'un tapis vert, j'aperçus un sifflet. Une ancienne salive avait fécondé le pois chargé d'en arrondir le son, et le germe du pois était sorti par la fente du sifflet, mais maintenant il était mort — les sifflets, comme tant d'autres objets, ne possédant que la vie des vies…

Cette carcasse de gare m'angoissait de plus en plus et je m'apprêtai à retourner d'où je venais — piètre ailleurs !

Cependant, l'idée me vint de visiter la salle d'attente, et j'eus l'agréable surprise d'y découvrir trois voyageurs, assis sur une banquette. Il y avait là un poète, une femme enceinte et un curé. Le poète avait l'air rêveur, la femme enceinte avait l'air patient, le curé avait l'air triste. Je les saluai courtoisement et ils me répondirent par un signe de tête. Après quoi je m'assis en face d'eux, sur une autre banquette d'où le crin sortait comme les entrailles d'un ventre ouvert, et j'attendis, ainsi que le faisaient, à mon avis, mes compagnons. La nuit se pressait dans la salle, mais je distinguais parfaitement mes voisins car le poète était plus clair que l'obscurité, la femme enceinte plus grosse et le curé plus noir.

Nous restâmes tous quatre sans parler. Cependant, une foule de questions se pressaient à mes lèvres : quelle était cette gare étrange ? Y passait-il des trains malgré l'état des voies ? Et pourquoi aucun employé ne se montrait-il ?

— Vous attendez le train ? questionnai-je en les regardant tous trois.

Le poète écarta les cheveux qui masquaient son regard.

— Je n'attends rien, murmura-t-il, le temps n'existe pas…

La femme enceinte ramena sur son ventre les pans de son manteau.

— Si, dit-elle, le temps existe.

Quant au curé, il haussa les épaules.

— Oui, approuva-t-il, il existe puisqu'il nous conduit à l'éternité.

Ces réponses diverses ne faisaient pas mon affaire.

— Mai enfin, criai-je, les trains passent-ils par ici ?

— Des trains passent pour ceux qui le méritent, affirma le curé.

— Ah, fis-je, décontenancé, et vous pensez prendre le prochain ?

Le prêtre me regarda d'un air effaré.

— Je le prendrai si j'ai achevé ma prière.

— Et moi, si j'ai fini mon temps de gestation, murmura la femme.

Le poète sourit.

— Je me demande si mon rêve s'achèvera, déclara-t-il ; en tout cas, je ne prendrai pas le train avant.

— Votre rêve est donc si beau ? questionnai-je.

— Oh oui ! assura le poète, il contient une femme blonde qui se coiffe, une source qui coule, un rossignol qui chante et une fleur qui éclôt.

J'examinai le poète. Il était sale. Il était laid. Il était vieux. Il suivit sur mon visage l'évolution de ces trois constatations. Puis il sourit à nouveau. Et j'eus honte d'être jeune, beau et de ne rien penser.

Les heures passèrent.

Le curé récitait son bréviaire.

La femme écoutait son ventre.

Le poète riait à son rêve.

Je ne faisais rien d'autre que m'ennuyer.

Enfin j'entendis un sourd grondement et un train déboucha dans la gare. Je me précipitai sur le quai et escaladai le marchepied d'un compartiment. Le train repartit. Je constatai que le wagon où j'étais monté ne contenait pas un seul voyageur. Je passai alors dans un autre, puis dans un autre encore et traversai successivement tous les wagons sans rencontrer âme qui vive. Enfin j'atteignis le tender et, à mon indicible effroi, je m'aperçus qu'aucun être humain n'actionnait la locomotive. Elle fonçait toute seule dans la nuit sans étoile, rougeoyante et silencieuse, traînant à sa suite un train docile et brinquebalant.

« Je suis seul, me dis-je, terrifié. Personne n'a donc mérité ce train, et toi, pauvre homme, qu'as-tu donc fait pour t'autoriser à y prendre place ? »

Je ressentis un vif accablement, tempéré, je dois le dire, par la pensée que ce convoi fantôme m'emmenait ailleurs.

Le jour se leva bientôt et, le front collé aux vitres d'un compartiment, j'examinai curieusement le paysage. Je ne vis qu'une campagne rase, pelée et désolée. Le train traversait de temps à autre des gares sans fenêtres dont les noms étaient écrits en blanc sur blanc. Je n'osais plus penser.

Au bout d'un laps de temps qui me parut interminable, le train s'arrêta. Je descendis promptement et, à peine eus-je posé le pied à terre, le convoi disparut dans un miroitement de vitres.

Je ressentis alors la plus grande émotion de ma vie. Je me trouvais dans un pays terrifiant dont je renonce à peindre le tableau exact. Le sol était de cendres et ne livrait aucune végétation. Un lac d'eau chaude fumait dans un jour flamboyant qui blessait la vue. Ce paysage dantesque était infini et vide comme un décor. Je fis quelques pas et j'aperçus un tronc d'arbre calciné ; sur cet arbre était assis un être bizarre, vêtu de noir, décharné, blême, aux yeux caves.

« Bon Dieu ! pensai-je, ce monstre à forme humaine a-t-il un sexe ? »

— Pardon…, fis-je.

Mais je ne pus en prononcer davantage car je venais d'apercevoir les mains du personnage, et ma langue se trouva paralysée par la frayeur. Ces mains étaient des mains de squelette.

— Pourquoi avoir peur ? me demanda l'être effrayant. Je suis la Mort et dans un certain temps votre beauté molle aura rejoint ma dure laideur. Il ne restera de votre corps qu'une armature, vous le savez bien. Croyez-moi, tous les hommes se ressemblent puisqu'en définitive ils se nomment tous Mort. Je suis la Mort et c'est infiniment reposant. Asseyez-vous, monsieur.

Je m'assis à l'autre extrémité du tronc d'arbre.

— Où suis-je ? balbutiai-je ; en enfer, sans doute ?

— En enfer ? ricana la Mort. Quelle idée ! Mais non, vous êtes au pays de la vie ; voyez comme ici tout est calme, reposant ; sentez ces fleurs sauvages, admirez l'azur de ce lac, écoutez les pépiements d'oiseaux.