Выбрать главу

J'essayais d'imaginer cette liaison. Leur chair ! Oui, je comprenais leur chair. C'est si bête ! J'avais envie de rire. Anna avait un gros pli sous le ventre et je savais que Philibert portait une ceinture. Il s'agissait d'amours orthopédiques.

Leur amour ! Je regardais Philibert, sa tête à képi, sa tête rougeâtre, sa tête idiote, sa tête de taureau vicieux, sa tête, sa tête, et non, ça ne pouvait pas être.

Alors ?

* * *

Nous arrivâmes à Bourgoin. Des voyageurs descendirent, d'autres montèrent : perpétuité des mouvements de foule !

Philibert était descendu avant tout le monde. Et il regardait tout le monde avec ses yeux de canard. Je cherchai Anna du regard. Je ne l'aperçus pas, mais, en revanche, je vis venir à moi Léon, le fils de notre voisine. Il m'apportait ma mallette-au-dîner et il me dit que ma femme était prise de violentes douleurs dans le ventre, qu'elle était couchée et que sa mère se tenait à son chevet, que peut-être il vaudrait mieux que je me fasse remplacer à Lyon afin de rentrer au plus tôt !

J'éclatai de rire en pensant à Philibert, à sa ceinture, au gros ventre qu'elle contenait et qui allait être déçu.

* * *

En rentrant, le soir, je trouvai ma femme morte et je fus bien étonné. Moi qui pense tant et à tant de choses, je n'avais jamais imaginé cette situation.

La première chose que je vis en arrivant chez moi, ce fut la voiture du médecin, une toute petite voiture jaune à roues noires. La porte de la chambre était ouverte, et j'aperçus un groupe de cinq à six personnes. Il y avait mon frère, ma belle-sœur, des voisins. Ils parlaient à voix basse et se turent en m'apercevant. Le médecin avait une petite barbiche. Tout ce monde se tenait autour du lit, silencieux et grave, et je pensai au tableau représentant Ambroise Paré et ses élèves entourant la première table d'opération.

Il y eut un long silence, tout le monde me regardait. A la fin, mon frère s'avance, il me dit :

— Écoute, Amédée, c'est un rude coup, mais…

Alors voilà ma belle-sœur qui éclate en sanglots. Le médecin prend un air navré. Les autres toussent. Le soleil éclate dans la chambre. La chambre danse comme derrière un rideau de chaleur.

Et moi, très calme :

— Elle est morte !

Et puis je repense à la grosse sale gueule de Philibert, à sa main poilue, à ses yeux de canard.

Je m'approche du lit, chacun s'écarte, on me regarde, on m'espère, on attend de moi des choses dont on jouira, des réactions.

Anna était là, bien sage dans sa robe mauve, les seins à cheval, les mains jointes, le regard mal clos et myope.

Elle était morte. Morte pour de vrai. Ça ne s'explique pas.

* * *

Il y a eu les funérailles. Je n'aurais pas cru avant, mais son enterrement a ressemblé à tous les enterrements. Ma belle-sœur Adrienne pleurait toutes ses réserves ; elle pleure toujours sur les malheurs, sur les joies, sur les pages des livres et devant les écrans.

Elle me répétait à chaque instant :

— Ah ! mon pauvre Amédée, ce qu'on est peu de chose ! Ou bien : Si vite, c'est terrible, et à son âge !

Le type des pompes funèbres. Le curé. La teinturière. Les gants noirs du dernier moment. Les voisins. Les couronnes : A mon épouse bien-aimée, A notre sœur et belle-sœur.

Du bruit, beaucoup de bruit… en silence.

Le faux silence plein d'une sourde allégresse des cérémonies funèbres.

Et puis le grand silence d'après. Anna n'est plus là. Tous ses objets, tout ce qu'elle avait annexé à sa vie, justifié par sa vie, sa mort le laisse intact et pourvu d'une louche utilité.

« Oh, Anna ! Oh, mon amour d'Anna ! Anna des étés odorants ! Anna de ma jeunesse ! Anna de mes émois ! Anna de ma vie !

« Mes larmes coulent ; ton souvenir les pousse comme le cœur pousse le sang. Les larmes sont le vrai sang de mon cœur. Elles coulent, Anna ! Elles coulent sur ta tombe. Mais rien ne sortira de ta tombe hormis le rosier que j'y planterai. »

* * *

Mon frère me dit :

— Après un coup pareil, il faut te reposer quelques jours !

Se reposer, c'est ne rien faire. Rien faire est bien fatigant.

« On » s'occupa de moi. « On » me fit boire et pleurer, deux choses qui soulagent beaucoup.

* * *

Je sais. Vous me laissez dire. Vous m'attendez au moment crucial, parce que vous avez lu les journaux, et c'est la suite qui vous intéresse. Donnez-moi une minute pour réfléchir. J'aimerais tant être franc : mémoire d'un cobaye. Mon cœur bat. Messieurs de la Cour, messieurs les jurés. Au cirque, la musique s'arrête sur un signe du chef de piste : exercice dangereux ! Il a suffi d'un rien. C'est comme l'image du rétroviseur, Philibert et Anna, un rien à interpréter.

Je devais reprendre mon travail chez Vignes le lendemain. J'étais de plus en plus désemparé. J'allais connaître une nouvelle face de ma solitude. Alors l'idée me vint d'aller au cimetière. C'était la fin de l'après-midi, pendant ce moment émouvant où le soleil, sans perdre de son éclat, semble tremper dans un bain de fraîcheur. Les gestes s'adoucissent et les bruits se feutrent. Je marchais d'un pas sans pensées. Marco, le chien de mon frère, me suivait. C'est un gros chien jaune, croisé saint-Bernard et je ne sais pas quoi. J'arrive devant la tombe d'Anna, toute fraîche comme un labour, je m'assieds sur une grosse pierre et Marco pose sa grosse tête sur mon genou. Il avait des yeux mous et humides, pareils à des dedans de raisins. Des mouches couraient autour de ses yeux comme si elles hésitaient à s'y baigner, et Marco faisait des mouvements de bilboquet avec son museau pour les chasser et les happer. Ses dents claquaient à vide. Le soir commençait. Alors je me dis que la vie était bonne à boire, et insensiblement ma douleur s'éloigna comme s'éloigne un rivage.

Je regardais les couronnes entassées sur le morceau de terre d'Anna. Et j'en aperçus une qui me fit bondir. « De la part de l'Entreprise Vignes. » L'étiquette était restée auprès des perles. Alors, en foule, pressées, hurlantes, des pensées me viennent : là-bas, dans les bureaux de l'entreprise, ils ont fait la quête : « Pour la couronne à Leroy, que sa femme est morte », a dit le portier Justin. Je connais. Il a promené son tronc sous le nez de tous les employés. Alors Philibert… Alors Philibert, avec sa grosse sale gueule, ses yeux de canard, et la navrance de sa viande serrée, Philibert a dû tirer son portefeuille et donner vingt francs — le prix d'une piaule à l'hôtel — pour la couronne d'Anna.

La haine, enfin, la véritable haine me galvanise. Je sors en courant du cimetière. Marco me suit, les mouches suivent Marco. On s'en va, tous à la queue leu leu, derrière la vengeance.

* * *

Je passai une nuit réconfortante. Ma rage me fortifiait. J'en voulais à Anna d'être morte avant que je ne me sois vengé. Je comprenais brusquement ma complaisance devant sa tromperie. Elle vivait, Philibert vivait, je vivais. L'idée d'une mort ne me venait pas. Tout était possible, comprenez-vous ? J'avais le temps : j'avais nos trois vies devant moi. J'avais l'éternité de la vengeance. Obscurément, j'attendais mon heure ; ma soi-disant indifférence était comme un raffinement de cruauté. Je me laissais lentement fermenter au contact de ce levain qu'est la haine. Et puis, soudain, plus rien. Anna était morte, et alors je me trouvais à jamais trompé. Trompé par une tombe !