Toute la nuit je cherchai une solution pour sortir de cette impasse.
Pourquoi ne tuerais-je pas Philibert ?
Mais sa mort me paraissait vide. Il mourrait pour lui. A quoi cela servirait-il ?
Néanmoins, avant de partir au travail, je pris mon revolver et le glissai dans ma poche. On ne sait jamais…
Mon volant me réconfortait. Le va-et-vient des voyageurs, les haltes bruyantes, la route de poussière, la danse du soleil, l'éternité des gestes à accomplir, des pensées à penser, de la vie quotidienne facile et hautaine, me captivèrent. Jusqu'à La Tour-du-Pin, tout alla bien.
Le véhicule s'engouffra dans une vallée ombreuse, sinuant entre les maisons tranquilles.
Je m'arrêtai sur la place baignée de soleil. Philibert était là !
Quelques voyageurs descendirent, d'autres montèrent. Alors Philibert s'avança et il me dit :
— Bonjour, Leroy ! Quelle chaleur, hein !
Toujours la même chose, les mêmes mots. Je le regardai, il était toujours pareil. Et je sentis que moi aussi j'allais redevenir pareil et ne jamais plus changer, parce que rien ne vaut la peine qu'on change.
Philibert fit son travail. Il vint s'asseoir. Il tira son journal. Je regardai sa main. Ses poils blonds. Et je faillis comprendre. Mais je n'eus pas le temps de comprendre que je comprenais. Déjà, la colère me revenait comme une aigreur d'estomac.
Pourquoi ?
Je revis la tombe d'Anna. Plus d'Anna. Mais la main de Philibert n'avait pas encore oublié la peau et les formes d'Anna.
Alors j'éprouvai un grand froid sur ma cuisse, c'était le revolver qui n'avait pu se réchauffer dans ma poche. Il était glacé comme une vipère, comme un désir impossible à assouvir, comme la vengeance.
Essayez de bien comprendre.
Chaque fois que je passais les vitesses, je le caressais furtivement. Toute cette mort assoupie dans ma poche m'enchantait. Mais je n'avais toujours pas envie de tuer Philibert.
Nous arrivâmes à Bourgoin. Des voyageurs descendirent, d'autres montèrent. Philibert ne broncha pas. Je le regardai avec des yeux épouvantés. Comment osait-il ne pas descendre ? Il se foutait d'Anna. Ça, je ne pus l'admettre. A partir de là, je vis que tout déraillait et que je ne comprendrais jamais plus l'affaire.
J'embrayai. Nous repartîmes. La chaleur nous attendait au sortir de la ville, après le rideau de platanes. Depuis le début de l'été, mes pensées avaient une odeur de caoutchouc brûlé.
Lorsque nous fûmes en pleine campagne, j'arrêtai le car.
— Quelque chose qui ne va pas ? demanda Philibert.
Les voyageurs croyaient à une panne et se lamentaient déjà.
Alors je sortis sans rien dire mon revolver, et ma cuisse redevint chaude. Philibert me regardait avec des yeux fixes. Il s'était vidé d'un coup ; je me dis qu'aucune goutte de sang ne sortirait de sa grosse sale gueule. Il restait là, sans geste, attendant de toutes ses forces.
Je souris. Rien que ça et j'étais payé de tout, et Anna aussi, et tous les hommes comme moi et toutes les femmes comme Anna se trouvaient vengés. J'avais envie de remettre le truc dans ma poche. Mais ce fut l'idée du froid qu'il y produirait qui me retint. Je vidai tout le barillet dans le ventre de Philibert tandis que les voyageurs hurlaient de peur et se sauvaient par la portière du fond.
Puis je descendis du car et, après avoir jeté le revolver dans un champ de trèfles, j'allai pisser au bord du talus.
V
LA BECQUÉE DES MONSTRES
La Mort m'avait dit : « Ah ! la vengeance… »
A Léon Charlais.
Le salon luisait d'encaustique, une rivière de soleil le traversait. Quelques meubles impersonnels, décoratifs et sans utilité précise, semblaient avoir grand-peine à se maintenir en équilibre sur cette patinoire. Au-dessus de la porte, un Christ jaune.
— Il ne faudra pas pleurer, dit Mme Mauduis à son fils.
Alban secoua la tête et se mit à pleurer.
Mme Mauduis retint à grand-peine une trombe de larmes entre ses longs cils si savants. Ses pleurs contenus agissaient sur sa vue comme des verres grossissants. La tête bouclée de son gamin lui parut immense comme une lande.
Elle dit encore :
— Je viendrai te voir tous les mercredis ; le jeudi, je ne peux pas, mais j'espère que le directeur acceptera.
On entendait, comme suintant des murs, un sourd bourdonnement de prières.
Il y avait des mouches sur les vitres et une branche de lilas, lourde comme une grappe, oscillait derrière la croisée.
Le portier boiteux avait dit :
— Monsieur le directeur termine son cours d'anglais ; si vous voulez bien attendre quelques instants…
Il était jaune comme le Christ d'ivoire et il paraissait aussi inutile que la table ronde couverte d'un tapis vert.
Madeleine Mauduis saisit la main de son fils.
— Il faudra m'écrire souvent, n'est-ce-pas ?
L'enfant fit signe que oui. Ses larmes tombèrent sur le parquet. Il les regarda.
Madeleine les regarda aussi. Et peut-être que le premier regard du directeur, en entrant, alla à ces trois larmes écrasées sur le plancher ciré. Il ne referma pas la porte tout de suite. Pendant quelques secondes, on entendit : « … pleine de grâce, le Seigneur est avec vous », puis la prière ânonnée redevint un bourdonnement que Madeleine maintenant pouvait suivre.
Le directeur s'avança. Il avait l'air bon. Il ressemblait à un vieux président de la République, à un bœuf, à un beau crépuscule, à quelque chose de noble, de puissant et de serein.
Il s'inclina très bas et dit :
— Mes respects, Madame.
Madeleine dit :
— Bonjour, Monsieur.
Elle regardait le bouc poivre et sel du directeur et pensait involontairement : « vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles… »
Alban s'arrêta de pleurer, il fit un pas et marcha sur ses larmes. Personne n'y pensait plus.
— Bonjour, mon petit, murmura le directeur en tapotant la joue du gamin avec deux doigts.
Il tenait toujours deux doigts allongés, comme le Christ, mais c'était à cause de sa cigarette.
— Comment t'appelles-tu ? questionna-t-il.
La mère répondit :
— Alban.
— C'est un joli nom, approuva le directeur, et tu m'as l'air d'un brave petit. Tu verras comme nous serons bons amis ; quel âge as-tu ?
— Il a huit ans, s'empressa Madeleine.
Elle était soulagée. Cet homme savait comprendre les enfants.
Alban tira son mouchoir et s'essuya les yeux. Il réprimait un sanglot sec, convulsif, un sanglot pareil au tonnerre qui s'éloigne.
— Tu peux pleurer, murmura le directeur, il ne faut pas rentrer ses larmes. Je comprends ton chagrin, va, mais ta maman viendra te voir souvent et tu trouveras ici de bons camarades.
Il posa sur le front du petit un baiser de distribution de prix. Après quoi, il appuya sur un bouton astucieusement dissimulé dans une moulure de la boiserie.
Le portier apparut.
— Allez me chercher M. Fels, ordonna le directeur ; puis, se tournant vers Madeleine Mauduis : C'est notre surveillant, il aime les enfants ; je vais lui confier Alban pour aujourd'hui.
M. Fels ne tarda pas à arriver. Son visage rond paraissait emmanché sur un col dur. Il avait les joues couperosées, les yeux niais, et une moustache de chat.
— Voici le petit Alban, dit le directeur après les salutations d'usage, je vous le confie pour aujourd'hui. Il va embrasser sa maman, ensuite vous l'emmènerez dans le jardin. A la récréation, il faudra le présenter à son maître, M. Guichard, et à ses petits camarades.