M. Fels salua avec déférence et assista aux effusions d'un air faussement attendri.
— Viens, bébé — il prononçait « baibai » —, dit-il en prenant la main d'Alban.
Madeleine Mauduis quitta précipitamment le pensionnat. Elle se retrouva dans une rue calme, assoupie, où un arroseur dessinait de grands zigzags d'eau avec son jet.
Elle allait, comme on revient d'un enterrement, la tête vide et le cœur soulagé. Elle pensait à la branche de lilas, au Christ d'ivoire, aux larmes de son fils écrasées en étoile.
« Je vous salue, Marie, pleine de grâce… »
M. Fels se promène dans les jardins de l'internat. Il a l'habitude. A chaque nouvel élève, il est chargé de l'adaptation. Il dit à Alban, montrant un carré de salades :
— Tu vois, ça c'est des salades.
Alban approuve et pense de toutes ses forces aux salades, il les apprend comme la formule d'un document secret.
Les voici devant un cerisier aux branches basses. M. Fels se hausse sur la pointe des pieds. Il attrape une cerise d'un air malin et la tend à l'enfant.
— Tiens, mange, attention au noyau.
La cerise a un goût de chagrin pas très mûr. Alban, docile, crache le noyau.
Ils parviennent devant le lilas. Alors le petit songe à la branche qui dansait devant la fenêtre. Il ne peut plus la découvrir dans cette immense gerbe palpitante. Cette branche ressemblait à sa mère ; comme sa mère, elle a disparu.
— Il ne faut pas pleurer, chuchote le surveillant. Tiens, voilà justement M. le directeur, sèche vite tes larmes.
En effet, le directeur se dirige vers eux. Il sourit et tapote les joues d'Alban avec ses deux doigts jaunis par la nicotine.
— Va jouer, mon petit, il y a des quilles sous le préau.
Alban s'éloigne à pas peureux. Il examine les quilles, mais n'ose les toucher, il ne connaît pas ce jeu qui lui paraît redoutable et détenteur de perfidies.
Pendant ce temps, M. le directeur approche son bouc de l'oreille du surveillant.
— Il m'a l'air docile, cet enfant. Je vous le recommande, c'est un pauvre petit ; son père est mort depuis plusieurs années, et sa mère, comment dirais-je, n'a pas une conduite…
M. Fels rougit.
— Ce n'est pas à proprement parler une femme de mauvaise vie, mais elle se fait entretenir par des amants. Dans sa déchéance, cette malheureuse n'a pas perdu tout à fait la notion de son devoir maternel puisqu'elle éloigne son fils de sa vie licencieuse.
« Nous devons forger une âme robuste et pure à cet enfant qui connaîtra trop tôt, sans doute, les noirceurs de l'existence.
M. Fels se racle le gosier.
— Ne craignez-vous pas, M. le directeur, que la conduite de cette… gourgandine ne nuise au renom de notre établissement ?
Le directeur ferme les yeux, lève la main.
— Que celui qui n'a pas péché lui jette la première pierre, souvenez-vous, M. Fels !
Le surveillant baisse la tête comme à confesse.
— Je vous laisse, avertit le directeur, j'ai du travail.
La vie de M. Fels est comme une route dans la nuit. Elle fend la nuit, elle mène plus loin ; c'est seulement une route. M. Fels a vingt-huit ans d'internat Saint-Joseph dans la tête, dans les membres. Toutes les cerises qu'il a mangées pendant vingt-huit ans provenaient de ce cerisier. Il a existé gravement au milieu d'enfants sans cesse nouveaux, sans cesse identiques comme des vagues. Son sifflet nickelé est tout jaune à l'embouchure, tout rongé par ses lèvres molles, pareil au pied du saint de bronze de la chapelle qu'il faut toucher pour obtenir cent jours d'indulgence. Le pied du saint, ce pied informe, cette masse dorée, luisante, semblable à une décomposition du bronze, ce pied aux orteils rongés, ce pied qui s'amenuise de lustre en lustre, c'est la vie de M. Fels.
M. Fels ne quitte jamais l'internat, même pendant les grandes vacances. Il ne sort qu'une fois par an, à la Noël. Il se rend à Paris, muni de ses économies de l'année, il prend un bain, fait un bon repas et va au bordel — tout ça rapidement —, il a juste le temps de se confesser à Saint-Germain-des-Prés avant de reprendre le train du soir. Il appelle cette sortie : « la visite à mon cousin Charles ». Car il a un cousin Charles ; il n'aurait pas été capable de l'inventer.
Adossé à un pilier du préau, M. Fels contemple Alban. Il recherche les traits de la mère sur ceux de l'enfant. Grand Dieu, s'il avait su, il aurait regardé Mme Mauduis ; il ne se souvient plus d'elle. Il fait un effort. De temps à autre lui parvient un détail immédiatement évaporé. Il revoit ses longs cils, un coin de sa bouche, son mollet. Il s'arrête au mollet et remonte en pensée la couture du bas. Un gros émoi s'empare de lui. Il voit trouble.
— Écoute, petit !
Alban lève sur M. Fels ses yeux craintifs.
— Elle est bien jolie, ta maman, as-tu une photographie d'elle ?
Alban se sent pris d'une grande affection pour M. Fels.
— Oui, M'sieur.
Et il tire de sa poche la photographie.
Voyez le phénomène : Alban regarde cette jeune femme souriante à la gorge généreuse. Son cœur se contracte, il voit sa mère. M. Fels s'empare du portrait, il regarde au-delà de la photographie, il repère les lèvres pulpeuses et croit déceler la palpitation de la poitrine. Il voit une femme.
Tout à l'heure, Alban pleurera dans le lit anonyme. Tout à l'heure, dans un autre lit, M. Fels remontera doucement la couture du bas.
Et peut-être qu'à Noël, le corps qu'il louera aura un visage.
Cunacan, de la classe de sixième, demande à Alban :
— Qui que t'aimes le mieux, des maîtres ?
Et Alban répond :
— Çui que j'aime mieux des maîtres, c'est pas un maître, c'est M. Fels.
Cunacan éclate de rire. Sa tête tondue se plisse. Il n'a pas de cheveux et presque pas de pensées sous sa couenne mal bouclée. Il appelle les autres :
— Écoutez, tout le monde, Mauduis il aime mieux le père Fesse de tous.
Alban rougit intensément. Est-ce indécent d'aimer M. Fels ?
Le grand Gripa interroge, soupçonneux :
— A cause de quoi, que t'aimes mieux de tous le père Fesse ?
— J'sais pas, ment Alban, je le trouve gentil.
Et c'est exact. M. Fels est gentil. Il dorlote Alban. Pendant les récréations, il le prend par la main et fait avec lui le tour de la cour. Lorsque deux élèves se battent, il donne un petit coup de sifflet — pas un long, car les élèves croiraient à la fin de la récré. Il crie :
— Hep ! là-bas, avez-vous fini ? Grogiron, au piquet devant les cabinets ! Mignard, dix fois le tour du préau les mains sur la tête !
Comme cela, sans lâcher la menotte d'Alban, si bien qu'Alban participe bon gré mal gré à la sentance. Il apprend l'autorité ; c'est une science qu'on n'enseigne pas à Saint-Joseph.
Un jour que Cunacan faisait pipi dans le seau à papier M. Fels lui infligea cent tours de préau, mais, à la suite d'une timide intervention d'Alban, il ramena le pensum à dix tours.
Alban est devenu l'éminence grise de la discipline.
M. Fels l'aime, ça ne s'explique pas. Un lien familial se noue peu à peu. Ainsi, lorsque sa maman vient le voir, le mercredi, bien que ce ne soit pas le jour des visites, M. Fels l'accompagne au parloir et discute avec Mme Mauduis.
Il dit :
— Madame, votre cher baibai est un ange. Il est studieux, poli, et d'une sagesse édifiante. Je le considère comme mon petit enfant à moi.