Madeleine rougit de plaisir. Elle embrasse Alban, sourit à M. Fels et tous trois grignotent des pâtisseries.
Au moment de se séparer, Mme Mauduis serre la main de M. Fels ; alors, au lieu de dire : « Au revoir, madame, à bientôt », tout de suite le surveillant trouve un discours, au dernier moment, et le prononce sans lâcher la main de la jeune femme. Et Madeleine frissonne, car il lui semble qu'elle vient d'engager sa main, comme un dompteur, dans la gueule d'un fauve. Elle se méfie de la douceur du fauve.
La maman d'Alban connaît les fauves, tous les fauves ; les tigres, les lions, les M. Fels, etc. Mais elle fait semblant de rien.
Ce mercredi, M. Fels arrive seul au parloir. Mme Mauduis devient pâle.
— Le petit est malade ?
— Non, non, rassure le surveillant, ils sont en composition de calcul, il faut attendre un petit quart d'heure.
Madeleine soupire de soulagement. Elle sourit à M. Fels qui s'assied à ses côtés sur le canapé épluché.
Il recommence à chanter les louanges de l'enfant. C'est une chanson dont Mme Mauduis raffole et qu'elle ne saura jamais par cœur.
M. Fels parle, parle ou plutôt chante, chante. Son interlocutrice ne le voit plus. Tout en parlant, il fixe la jambe de Madeleine. Le mollet rond accompagne la jambe sous le bas. Mme Mauduis croise ses genoux, ce qui produit de chaque côté de cet entrelacs de jambes un trou dans la jupe. Un trou d'ombre dans lequel M. Fels plonge par la pensée. Il est hypnotisé par ces deux vides aux ténèbres infernales. On n'est pas en bois. Sans cesser de parler, il s'approche de Madeleine. Sa main quitte l'entournure de son gilet et descend lentement le long de son corps. La voici maintenant sur le canapé, il la suit du regard, comme un équilibriste suit les gestes de son partenaire. Cette main, sa main, est partie toute seule pour accomplir une mission. Il n'y peut rien. Et puis, on n'est pas en bois. La main hésite — mais va donc, imbécile ! Elle prend ses repères. Va-t-elle aborder directement le genou ou plonger dans le gouffre noir ? Elle se décide pour le gouffre et continue sous la jupe ses reptations.
Madeleine Mauduis, comme en extase, regarde sans le voir le visage violet de M. Fels. Et M. Fels pense : « Je suis à un centimètre de sa peau ! » Et M. Fels dit d'une voix charmée :
— Ainsi, la semaine passée, ce chéri m'a demandé de lever la punition d'un de ses petits camarades…
Et soudain, un tonnerre éclate dans la viande de M. Fels. La main messagère s'abat sur une cuisse tiède. On n'est pas en bois ! M. Fels n'oubliera jamais ce contact. Il se précipite sur Madeleine, les yeux brillants, le ventre courageux. Mais elle le repousse. Le désir exaspéré de M. Fels ne peut pas concevoir ce refus. Sa moustache hérissée cherche les lèvres de Madeleine. Mais Madeleine fuit la moustache en secouant brusquement la tête. Elle crie doucement, oui, elle crie doucement : « Que signifie ? Monsieur ! Monsieur ! allez vous finir ? »
Et peu à peu le désir de M. Fels diminue, il se résorbe, pantèle, s'évanouit. Bientôt il est envahi par une dignité sinistre, froide, froide. Le voilà en bois. Il se lève et sort d'un air digne.
Alban demande à sa mère :
— Tu as pleuré ?
— Non, non, mon petit, ce n'est rien, on m'a tellement dit du bien de toi. C'est la joie, comprends-tu ?
Après avoir quitté sa mère, Alban retourna dans la cour de récréation, mais il ne s'y arrêta pas, car il se proposait de monter au dortoir les petits paquets dont elle l'avait comblé. Au moment où il s'engageait dans le couloir, la voix de M. Fels le rattrapa. Il ne la reconnut pas tout de suite, tant elle était hargneuse et glacée.
— Où allez-vous ?
Alban se retourna en souriant de la surprise qu'éprouverait le surveillant lorsqu'il le reconnaîtrait. Mais son sourire se figea, M. Fels se tenait immobile derrière sa moustache. Le blanc de ses yeux était tout dilaté. Il restait debout et paraissait immensément lourd et précaire comme un pan de mur qui va tomber.
— Vous ne savez pas qu'il est interdit de pénétrer dans les bâtiments sans autorisation ? Vous me ferez dix tours de préau !
Alban regarde M. Fels. Si l'aumônier arrivait et lui disait : « A propos, Alban, ce n'est pas vrai, Dieu n'existe pas, car il y a une foule de dieux. » Si son professeur de calcul lui affirmait : « Deux plus deux, ça ne fait rien ! » ; si le professeur de français annonçait qu'« orthographe » s'écrit avec dix h, Alban rirait. Une chose admise fait partie de vous. Elle ne peut plus ne pas exister.
Alban regarde M. Fels. M. Fels a la moustache de M. Fels, le visage lombaire de M. Fels, les yeux de M. Fels. Alors ?
— Mais, Monsieur ?…
Il a envie de crier : « Mais, Monsieur, je suis Alban, le petit Alban ! »
— Vous m'en ferez vingt ! ordonne le surveillant, et il gifle la joue rouge, la joue lisse, la joue neuve d'Alban avec la main de tout à l'heure.
Alban tourne autour du préau, mais cette ronde n'est pas un circuit fermé, c'est un véritable acheminement. Chaque pilier de la construction est une borne de la route humaine où vient de le projeter une gifle.
Ne compte pas les tours, Alban ! Tourne, marche, tous les hommes tournent autour du préau. Tu viens d'entrer dans le cycle.
Tu comprends obscurément que M. Fels est un monstre, et un jour tu sauras le nom de ce monstre, et peut-être le portes-tu déjà, ce nom. Car te voilà un homme. Le visage de M. Fels te fait brusquement horreur, tu le piétines par la pensée, et tu rêves à ses gros yeux éclatant sous tes galoches de pensionnaire.
Tourne quand même et rêve à la mort de M. Fels si elle te soulage.
M. le directeur, qui traversait la cour, s'approche du surveillant :
— Tiens, dit-il, vous avez puni le petit Mauduis ?
— Il a de mauvais instincts, affirme sincèrement M. Fels ; que voulez-vous : l'hérédité !
Le directeur hoche la tête et, pendant quelques instants, regarde tourner cette âme neuve où, en secret, germe un meurtre.
VI
DEUX SOUS DE VIE
La mort m'avait dit : « Tuer par devoir ! Quelle humanité. »
A mes Brugère.
Le soldat Fritz Kurth, vingt-huit ans, croix de fer sur le front russe — Heil Hitler ! — , était originaire du Hanovre. Sa maison natale commençait un petit village couleur de camouflage et mirait sa cheminée compliquée dans les eaux indolentes de l'Aller.
Le père du soldat Fritz Kurth s'était noyé en 1930 dans ces tendres eaux, à l'âge de soixante-deux ans, ce qui lui fit rater une très importante partie de l'histoire d'Allemagne. Le soldat Fritz Kurth pensa souvent que son père aurait pu trouver une mort glorieuse, à l'instar de tant de vieillards allemands qui se prolongèrent jusqu'en 1945 dans cette seule intention — Heil Hitler ! Mais le führer propose et, hélas, Dieu dispose !
La mère du soldat Fritz Kurth avait fait de son garçon un homme vigoureux et un parfait nazi. On trouve de partout des veuves courageuses.
Le soldat Fritz Kurth fut incorporé dans la Wehrmacht en 1939 et se mit à apprendre l'Europe. Il connut la Pologne, la Norvège, la France, l'Italie, la Grèce, l'Ukraine, sans oublier l'Europe centrale. Les voyages usent la jeunesse. Il ne tarda pas à être blasé par la multiplicité des paysages et revint à sa distraction première qui était le bricolage. Car l'ingénieux soldat Fritz Kurth n'avait pas son pareil dans tout le Hanovre pour parfaire l'utilité des instruments créés pour le soulagement de la vie courante, depuis la béquille jusqu'au fusil.