Sa croix de fer lui ayant donné quelque ambition, il résolut de travailler au perfectionnement d'une arme de façon à servir au mieux son pays — Heil Hitler ! — en même temps que sa réputation. Après mûre réflexion, il s'attaqua à la découverte d'un fusil capable de propulser à volonté des balles explosives et des fléchettes empoisonnées. Malheureusement, ses loisirs étaient rares ; le soldat Fritz Kurth s'appliqua à penser paisiblement, même dans les plus grands tumultes, et fut bientôt capable de vous fusiller le patriote le plus pathétique sans cesser d'étudier le comportement de son fusil.
C'est en France qu'il put travailler d'une façon effective à son invention. Il eut la bonne fortune de séduire, dans une petite ville de garnison, la femme d'un prisonnier, laquelle mit à son service l'atelier de serrurerie de son mari.
Le soir, après avoir rendu à son hôtesse les politesses qu'elle attendait de sa belle prestance, il s'asseyait devant l'établi et ses gros doigts habitués aux rudes gâchettes s'assouplissaient étrangement au contact d'instuments minutieux.
— Que fais-tu, mon coco joli ? demandait la donzelle à travers son petit Deutsch-Franzosische judicieusement édité par un libraire du pays.
— J'invente une arme nouvelle, répondait le soldat Fritz Kurth par l'intermédiaire de l'Allemand-Français sorti des presses du même éditeur avec une préface du maréchal X…, sept étoiles.
Cette dame était très fière d'héberger un génie, et une partie de son respect allait aux outils de son époux, lesquels, jusqu'alors, n'avaient travaillé qu'à des serrures françaises.
De plus, le soldat Fritz Kurth était très gentil. Il sortait à tout propos une boîte de conserve de sa giberne et ne dénonça qu'au moment de son départ les voisins du dessus qui écoutaient la radio anglaise.
Lorsque, le 6 juin, la Libération « éclata », le soldat Fritz Kurth touchait au but. Il emportait dans ses fontes l'ébauche de son appareil — une sorte de réveille-matin sans cadran.
— Quelle poisse ! dit-il en allemand. Si j'avais disposé d'encore quinze jours, mon invention était au point.
Mais les Alliés ne savaient pas…
La chose se passa en Alsace. Le soldat Fritz Kurth faisait partie d'une patrouille chargée de reconnaître la position des lignes américaines. Dans le même secteur furetait une patrouille américaine chargée de reconnaître la position des lignes allemandes. Elle était commandée par le sergent Smith, de Detroit. Il faisait un clair de lune de tableau. Et voici que le hasard mit en présence les deux patrouilles. Les Américains eurent l'avantage, l'élément de surprise joua en leur faveur, car, étant presque tous nègres, ils furent moins vite repérés.
— Hands up ! crièrent-ils.
Les soldats allemands dans leur jeunesse avaient lu des fascicules de Nick Carter, ils comprirent et levèrent les bras.
— O.K., nasilla le sergent Smith, voilà une bonne prise. Retournons au cantonnement.
Les deux patrouilles unirent leur marche, l'une encadrant l'autre.
Le soldat Fritz Kurth était bien ennuyé, non pas d'être fait prisonnier, mais à cause de son invention qui gonflait sa poche. Tout en marchant, il réfléchissait : « On va nous fouiller, bien. On trouvera mon appareil, bon. On ne saura pas de quoi il s'agit, et on le flanquera aux ordures. »
Ah non ! non ! Cette découverte en puissance ne lui appartenait plus, il en était responsable vis-à-vis de son pays — Heil Hitler ! Il lui fallait à tout prix s'évader et ramener comme un flambeau les rouages de son génie.
A un détour du chemin, il prit sa course, mais le sergent Smith avait l'œil. Ajustant le fuyard, il lui dépêcha une balle démocratique au nom de la Liberté.
Le soldat Fritz Kurth culbuta et mourut avant de comprendre qu'il ne courait plus.
On décora le sergent Smith.
La maman du soldat Fritz Kurth pleura beaucoup. C'est triste, trimer pour élever un garçon, ne pas le perdre de vue pendant des années à cause des eaux sournoises de l'Aller, et puis voilà…
La maman du sergent Smith offrit un thé aux voisins pour fêter la décoration de son fils.
Il aurait fallu quinze jours de plus au soldat Fritz Kurth. Quinze jours ! Une poussière de vie, une misère de vie dans l'éternité.
Mais les Alliés ne savaient pas…
VII
LE RÈGNE DE LA JUSTICE
La mort m'avait dit : « Concevez-vous qu'on puisse tuer pour rien ? »
A mes Rollet.
Mangod marchait lentement, avec précaution, à cause de sa cheville enflée. Il était le dernier de la colonne, il se méfiait. Il avait remarqué que les premiers et les derniers essuyaient davantage de coups. Le dernier surtout parce qu'il était le dernier et qu'on lui mettait tout ce qui vous restait de colère.
La foule s'ouvrait férocement devant ceux de tête et se refermait derrière lui comme une bouche. Toute la multitude pesait sur ses reins endoloris, en hurlant. Mangod ne comprenait pas pourquoi la ville hurlait après lui, ni pourquoi sa personne déchaînait de la haine. Il se sentait si bien lui-même, si éternellement, si constamment lui-même que, vraiment, il ne pouvait pas comprendre.
La foule criait la mort comme une girouette crie le vent.
Mangod vivait, et c'était intolérable, soudain, pour des milliers de gens qui, quelques minutes auparavant, ignoraient jusqu'à son existence. Mangod ne comprenait pas. Comprendre, c'est s'ouvrir à une vérité : sa vérité à lui venait de sombrer ; elle s'était dissipée, un peu comme une idée fausse. Il ne restait plus que le vide dans l'être de Mangod. Et Mangod marchait tête basse, avec le cri du monde sur ses talons.
Les F.F.I. qui l'escortaient ne prêtaient pas attention à lui, c'est-à-dire pas particulièrement, car ils lui jetaient de temps à autre un regard distrait afin de s'assurer de lui. On avançait sur un boulevard que Mangod avait parcouru peut-être des milliers de fois, et il ne le reconnaissait pas. Ce n'étaient que des pavés qui défilaient sous lui, très vite, comme un tapis roulant qu'on descendrait. A gauche, à droite, il apercevait, en louchant un peu, une barrière de jambes. Elles bougeaient ; c'était plus énervant qu'un malaxage. Mangod préférait contempler la fuite des pavés, tout en bas de ses yeux.
Ni les distances ni le temps ne comptaient plus ; ainsi, si l'on avait dit à Mangod qu'il marchait depuis sa jeunesse, il l'aurait cru. Il était prêt à accepter n'importe quelle vérité.
Il se produisit soudain un ralentissement.
Des cris retentirent au sommet de la colonne :
— Laissez passer ! Déblayez !
Les F.F.I. taquinèrent leurs armes. On arrivait et ils se méfiaient de l'immobilité : la vitesse soutient les équilibres.
— Les bras en l'air ! ordonna un sergent.
— Oui, oui, approuva la foule. Les bras en l'air, les bras en l'air, plus haut, plus haut !
Mangod leva les bras, désespérément. Il les leva au point de s'étirer les muscles. Il avait l'impression, en accomplissant ce geste, de conjurer une force en suspens.
La troupe parvint au centre d'épuration devant lequel stationnaient des automobiles estampillées aux couleurs françaises. A cet endroit la foule stagnait ; le boulevard l'avait conduite là ; c'était la mare où se déversait le noir ruisseau des badauds.