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Les prisonniers relevèrent la tête et prirent le vent comme un gibier traqué. Ils examinèrent avec effarement la façade verte de ce magasin désaffecté qui coagulait la populace. Des drapeaux alliés claquaient allègrement. Il aurait fait bon vivre derrière la foule.

Mais il y avait trop de monde en vérité, on ne pouvait les fusiller là ; un frisson courut dans la colonne, un frisson d'espoir.

— Halte ! ordonna une voix.

Dès qu'ils furent immobiles, les prisonniers prirent peur. La multitude croulait sur eux. C'était une immense pesée contre laquelle ils ne pouvaient rien. Ils se sentaient accablés par leur inertie. Les soldats s'interposèrent. Mangod regarda l'un d'eux avec gratitude, il éprouva le besoin de lui parler ; jamais aucun homme ne lui avait été aussi cher.

— Moi, j'ai rien fait, commença-t-il.

Le soldat lui jeta un coup d'œil indifférent. C'était un petit campagnard râblé, à figure rouge et aux yeux clairs.

— Y disent tous ça ! fit-il en haussant les épaules.

— Moi, je jure que je n'ai rien fait, insista Mangod.

— Y disent tous ça aussi ! continua le soldat.

Désespéré, Mangod se tut ; il aurait voulu pouvoir attendre son sort.

* * *

Le chef était un petit Corse au regard d'aigle et aux cheveux épais.

Il demanda :

— Milicien ?

— Oui, dit Mangod, mais je n'ai rien fait.

Il se sentait couler dans un grand cloaque de vie gâtée qu'il aurait voulu pouvoir rayer de son passé.

— Depuis quelle date ? questionna le chef.

— Depuis 1943, février. Je vais vous dire, Monsieur, on est des gens du peuple. On demandait qu'à s'employer utilement, on cherchait une branche à quoi s'agripper. Au début, on y a cru, vous-même y auriez cru, je vous jure !

Le Corse déboutonna sa chemise de soie saumon, il montra le sinuement d'une estafilade sur sa poitrine velue.

— Je n'y ai jamais cru, dit-il en regardant pesamment Mangod.

Mangod fixait sur la cicatrice un regard éperdu. Elle était d'un rose dangereux de blessure résignée.

— Vous êtes un homme intelligent, bien sûr ; moi, faut comprendre, je n'avais pas d'instruction.

— Dis donc, demanda le chef, est-ce que tu te fous de moi ?

Il ne comprenait pas. Mangod était désolé. Le chef ne croyait pas à son admiration.

Le chef regarda intensément son prisonnier, Mangod soutint le regard. Était-ce bien ainsi ? L'autre n'allait-il pas croire à une bravade ?

— Qu'as-tu fait à la Milice ?

— Je montais la faction devant la porte.

— Pendant un an et demi, tu as monté la faction ?

— Je jure que je n'ai rien fait ; ma femme est enceinte, ajouta-t-il.

Il y eut un silence. Les miliciens interrogés avaient été parqués au fond du local, les autres se tenaient immobiles, attentifs et anxieux.

— Ça va, dit le Corse d'un ton blasé, au suivant !

Mangod rejoignit les autres. Certains s'étaient déjà habitués à leur sort au point de s'asseoir par terre. Il y avait là beaucoup d'hommes parmi lesquels quelques sidis hébétés. En insistant, on finissait par reconnaître des femmes. Elles avaient été tondues, on ne les distinguait qu'à leurs robes en loques. L'une d'elles avait un drapeau allemand en papier épinglé sur la poitrine. Le papier se déchirait, elle eut peur de perdre cet attribut et, timidement, l'épingla plus bas.

Mangod s'insinua au centre de ce bétail humain. Il se trouva contre un grand Arabe dont les lèvres étaient tuméfiées. Il regarda le sidi qui devait avoir des dents cassées, car les chairs de la mâchoire s'éboulaient.

— J'ai rien fait ! affirma-t-il au sidi.

L'Africain eut un rire violet qui fit saigner ses lèvres.

Mangod avait envie de pleurer à cause de ce sang qui ne servait à rien.

Les femmes baissaient la tête ; elles n'osaient pas se parler. Du reste, aucun des prisonniers n'osait parler. C'était moins la présence de leurs gardiens qui les terrorisait que leur promiscuité.

Bientôt il n'y eut plus personne devant la table du chef. Celui-ci referma son cahier et le mit dans une serviette. Au moment où il se levait, un jeune garçon s'approcha de lui et lui parla à l'oreille.

Pourquoi Mangod avait-il l'impression qu'il s'agissait de lui ?

— C'est bien, dit le Corse, nous allons voir.

Il se tourna vers les prisonniers.

— Mettez-vous sur un rang, ordonna-t-il.

Le jeune homme s'approcha en fronçant les sourcils pour cacher sa gêne. Il était blond, d'un blond transparent, et il avait une mâchoire de mulot. Il commença par le bout et examina chaque individu d'un air préoccupé. Parvenu devant Mangod, il eut comme un sursaut.

— C'est lui ! cria-t-il au chef.

— Vous êtes sûr ? insista l'autre.

Mangod dit d'une voix bonne :

— Vous devez faire erreur, Monsieur ; moi, je ne vous connais pas.

— Salaud ! grinça le jeune homme blond.

Il zozotait. Il suçait le mot. Il répéta : « Salaud ! » en envoyant des postillons au visage de Mangod. Les postillons furent comme des éclaboussures d'acide. Mangod les sentit ronger sa figure.

Il essaya encore :

— Mais, Monsieur…

Alors le chef lui flanqua un énorme coup de poing sur la bouche. Mangod eut l'impression de manger ses dents. Il se dit tout de même qu'il préférait les coups aux postillons du mulot blond.

Le Corse se tourna vers ses hommes et commanda :

— Embarquez-moi ces fumiers au centre de triage.

Il dit à Mangod :

— Toi, reste ici.

Il prit le jeune homme à part.

— Je n'ai pas le temps ce soir, nous nous occuperons de cette affaire demain. Venez me trouver à sept heures, ici. Auparavant, inscrivez votre nom et votre adresse sur ce cahier, et puis laissez-moi la photographie. C'est ça, au revoir !

Le jeune homme se dirigea vers la porte, il se retourna et cria : « Salaud ! » à Mangod.

Mangod geignit :

— Mais je n'ai rien fait !

— Ah ! tu n'as rien fait ? dit le Corse. Viens voir là !

Il tira un pistolet de sa poche. C'était un Walther allemand. Mangod le reconnut au petit point rouge indiquant que le cran de sûreté n'était pas en place. On leur donnait les mêmes, à la Milice.

— Écoute, dit-il, si tu étais tombé dans mes mains il y a seulement trois jours, je t'en aurais mis une dans la tête, mais maintenant nous sommes en République, alors tu seras jugé et on t'en flanquera douze au lieu d'une. Tu n'y perds pas !

Il tendit au prisonnier une photographie :

— Tu connais ?

Mangod s'empara de l'image. C'était le portrait de la jeune Juive qu'il avait tuée.

— Non, dit-il avec un calme qui le surprit, qui est-ce ?

— Comme tu voudras, fit le chef, mais à ta place j'avouerais. De toute façon, ta culpabilité sera prouvée, car le type de tout à l'heure t'a formellement reconnu. C'était le garçon de bureau du magasin où vous êtes allés perquisitionner et il t'a vu tuer la petite. Il devait avoir le béguin, car, depuis ce matin, il court les postes d'épuration avec l'espoir de te retrouver.

Mangod réfléchit. Chose curieuse, il éprouvait un soulagement à se voir accuser d'une façon précise. Le chef lui parlait sur un ton cordial.

— Écoutez, Monsieur, je voudrais que vous compreniez : dans la vie, il y a des moments… C'est bête, comment vous expliquer ? D'accord, j'ai tué la petite, mais ce n'était pas un geste de moi, il y avait l'ambiance…

Il s'interrompit. Le chef était devenu tout pâle.

— Qu'est-ce ?… Qu'est-ce qu'il y a ?…