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— Tais-toi ! gronda le Corse en s'approchant de lui.

Il lui administra un coup de crosse dans le ventre ; Mangod en eut le souffle coupé.

— Tais-toi, vomissure, fils de louve ! Comment oses-tu parler encore ? Comment oses-tu espérer te faire comprendre ?

— Sans la guerre, larmoya Mangod, j'aurais toujours été un brave homme. Je suis un accident.

— A cause de la guerre, affirma le Corse, d'autres, tant d'autres sont devenus des martyrs et des héros !

— Ce sont des accidents aussi, dit Mangod.

Il pleurait. Il pensait à sa femme, il se disait qu'on le fusillerait sûrement, mais cela ne le terrorisait pas, à cause de sa femme. Il pleurait sur sa vie accidentée.

— Tu me dégoûtes, grommela le chef en haussant les épaules.

Il se dirigea vers la porte. Le boulevard s'était vidé. Cette journée d'août s'achevait et un crépuscule tiède descendait des arbres comme un oiseau enhardi par le silence.

— Merde, dit le Corse, tous mes hommes sont partis.

Il regarda à droite et à gauche ; il aperçut, assis sur un banc, un homme muni d'un brassard tricolore et le héla.

— Vous faites partie d'un groupe ? questionna-t-il.

— Non, dit l'homme, j'ai quarante ans. Mais je suis venu m'enrôler au café Manuel.

Le chef réprima un petit rire méprisant : encore un néophyte.

— Écoutez, dit-il, vous allez me rendre un service. Il s'agit de me garder à vue cet homme pendant deux heures. Méfiez-vous, il est dangereux. (Mangod sourit.) Vous n'êtes pas armé ? Tenez, voilà mon pistolet, vous savez vous en servir ? Je vais à la prévôté, et je téléphonerai pour qu'on vous envoie un garde ; vous lui laisserez mon feu, merci…

* * *

Le nouveau venu s'assit derrière le bureau du chef. Il regarda Mangod.

— Qu'est-ce que tu as fait ? demanda-t-il au bout d'un moment.

— J'étais milicien.

— Aïe ! Aïe ! fit l'autre, c'est mauvais ça.

Il parlait sur un ton conciliant.

— Il paraît que tu es dangereux ?

Mangod haussa les épaules.

— On dit ça, parce que, par accident, j'ai tué une femme juive !

— Ah ! t'as tué une femme ? Eh ben, mon vieux…

Mangod murmura :

— Je peux baisser les bras ?

L'autre hésita afin de savourer le plaisir de décider. Il prit le pistolet et fit oui de la tête. Puis, à nouveau il regarda le prisonnier.

— T'es un dégueulasse, conclut-il. Moi, tu vas voir, j'aime pas les Juifs, mais question de leur faire du mal, ça non ! On va te bousiller et ce sera pain bénit.

Mangod baissa la tête, mais, en coin, il examina l'homme.

Celui-ci possédait une tête tranquille. Il avait un regard de chien de chasse et de grandes oreilles préhensiles.

— Les miliciens étaient des ordures, enchaîna-t-il, des vendus et des brigands. Moi, j'ai jamais fait de la résistance, je suis marié, avec des gosses, et j'ai mon petit magasin de primeurs ; on ne peut pas s'occuper de tout… Mais cette Milice me puait au nez.

Dehors la nuit tombait ; par la vitre du magasin on voyait la lune qui se colorait.

Mangod réfléchit un long moment.

— Écoutez, dit-il, ma peau est fichue. Je vais payer ; s'il ne s'agissait pas de moi, je dirais que c'est juste ; pourtant, comme j'ai vécu mon passé, il me paraît excusable, vous saisissez ? Vous avez l'air d'un brave homme et je voudrais, avant de… de mourir, être compris.

— C'est pas comprenable ! dit l'homme.

— Mais si, dit Mangod, puisque je l'ai compris !

— Moi, je ne pourrai pas le comprendre, affirma l'homme. Tuer ? Je comprendrai jamais.

— Écoutez tout de même les choses, insista Mangod.

Et, sans attendre un acquiescement, il commença :

— Voilà, un jour on nous dit d'aller perquisitionner un comptoir de textiles juif. Le patron, paraît-il, planquait ses employés bons pour le S.T.O. On arrive, le patron n'y était pas, il y avait seulement sa nièce, une jolie fille, juive aussi. Alors on se met à tout fouiller et on vide le tiroir-caisse, et puis, comme nous avions une bagnole, on la remplit de coupons de laine. Ces Juifs, faut reconnaître, ils manquaient de rien, pendant que les pauvres types allaient cul-nu. La fille, écoutez, on l'aurait violée qu'elle aurait peut-être rien dit, mais de voir partir la marchandise et le pognon, ça la met dans une fureur noire. La voilà qui nous injurie et nous traite de tous les noms. Je lui dis ; « Ta gueule ! », mais elle crie de plus en plus, je lui fous un gnon ; elle hurle, alors je regarde sa bouche et j'ai tiré. C'est tout. Vous comprenez ?

L'homme ouvrait de grands yeux. Il respira profondément et demanda :

— Bon Dieu, t'as tiré ?

— Hélas ! fit Mangod.

— A cause de sa bouche ?

— Oui.

— Qu'est-ce que ça te faisait ?

— Je peux pas te dire, c'était comme si ma chair grinçait, non, non, je peux pas t'expliquer.

Un silence pesa dans la pièce, les deux hommes regardèrent la nuit par l'imposte.

Ils se distinguaient mal, l'homme s'approcha de Mangod.

— Redis-moi ?

— Quoi ? demanda Mangod.

— La mort de la femme.

— Je te dis : elle gueulait, j'essaie de la faire taire, je la bats, mais elle hurle. Alors j'ai tiré.

— Bon Dieu, t'as tiré ? Et comment ça lui a fait, à elle ?

— Je sais pas, avoua Mangod, elle a eu l'air étonnée, elle s'est tue ; puis elle a fait la grimace et elle est tombée.

— Et à toi, qu'est-ce que ça t'a fait ?

Mangod baissa la tête.

— Ça m'a fait comme plaisir, le cœur me cognait…

Il y eut une grosse détonation. Mangod sentit une violente douleur lui fouailler les entrailles. Il vit que le pistolet fumait dans la main de l'homme.

— Ah… t'as compris ! balbutia-t-il.

— Oui, cria l'homme. Oui, oui, oui !

Et, à chaque oui, il appuyait sur la gâchette.

VIII

LA RONDE DU MEURTRE

La Mort m'avait dit : « Console-toi, c'est Dieu qui inventa le meurtre. »

Épilogue

Le beau Diurne était étendu sous le soleil. Il chantait, et tous les bruits du monde chantaient avec lui. Le beau Diurne était blond, d'un blond doré, et il portait sur son visage les douleurs de la vie. Il régnait depuis longtemps sur le monde, les hommes l'aimaient mais sa lumière lassait leur vue. Alors le jeune Nocturne vint. Il était brun et son visage, quoique beau, était gris. Il dit :

— Diurne, ton règne s'achève.

— Non, sourit Diurne, et il continua à chanter.

La déesse du Temps survint. Nocturne la prit à témoin.

— N'est-il pas vrai que son règne s'achève ?

— Hélas ! dit-elle en pleurant.

Chaque brin d'herbe reçut une de ses larmes.

Diurne s'arrêta de chanter, il se leva et demanda :

— Et qui doit régner à ma place ?

— Moi, dit Nocturne.

— Jamais !

— Si, dit Nocturne, et la déesse du Temps sera mon épouse.

— Ton épouse ? Ma douce déesse ?

Diurne tira son épée, Nocturne en fit autant. Le combat commença. Il fut long. Le soleil devenait rouge, et le sang des blessures ruisselait sur sa face. Puis, comme vidé, il bascula, avec Diurne vaincu, derrière le monde.

Nocturne régna aux côtés de la déesse du Temps. Pour leurs amours, la Terre devint une couche odorante.

Ils s'aimèrent, les heures passèrent.

— Je ne me lasserai jamais de toi, affirmait Nocturne. Nous vivrons éternellement heureux.