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— Je ne fume pas.

A tâtons, nous retrouvâmes l'escalier et le gravîmes. Impossible de pousser la trappe. La maison s'était effondrée par-dessus. Je ne sais pas où était tombée cette bombe, assez loin sans doute. Et puis, nous n'avons pas à nous en occuper : on paie des techniciens pour étudier ces phénomènes.

* * *

Je vous émiette mon roman et j'ai envie de pleurer. J'ai souvent envie de pleurer, mais je ne pleure jamais. En ce moment, il ne s'agit pas d'une vraie tristesse, seulement d'une mélancolie poétique. Je rêve que je vous raconte une histoire si poignante, si désespérante que nous pleurerons tous, vous et moi, lorsqu'elle sera achevée, et que nous nous logerons tous une balle dans le cœur pour l'empêcher de battre à l'ombre de mon histoire.

Mais moi, je me manquerai, afin de vous voir mourir…

* * *

Nous étions prisonniers de cette cave. Lorsque nous avons compris que nous ne pouvions pas en sortir par nos propres moyens, nous avons essayé de nous y installer.

Il faisait noir. Ce n'est pas vrai, on ne s'habitue pas à l'obscurité lorsqu'elle est totale. Ainsi je ne voyais pas le maçon, bien qu'il fût vêtu de blanc. Je ne l'ai jamais revu. Je l'ai tué à tâtons.

— Tu parles, me dit-il, quand, exténués, nous nous assîmes à terre, nous sommes enterrés vivants ; tu parles qu'on est fait comme des rats ; tu parles que personne n'aura l'idée de gratter dans la bicoque pour voir si qu'on est dessous !

Au début nous fûmes fatalistes, à cause du silence, bien tendu comme une eau de mare. Le bombardement avait cessé et c'était rudement fameux de vivre encore.

— Moi, dit le maçon, je suis maçon, et toi ?

— Écrivain !

Il parut ému. Dans le noir, il dit sur le mode admiratif :

— Merde, alors !

Puis, plus bas :

« Vous m'excuserez…

* * *

Par moments, j'ai l'impression d'évoluer. De vieillir et d'évoluer. Je me dis : « Ce doit être “ça”, l'expérience. » Et « ça » me réconforte. Suis-je donc stupide au point de vouloir me transformer ? Mais je retrouve au long de ma vie des situations identiques qui suscitent en moi d'identiques réflexes. Je me poursuis implacablement.

Voilà pourquoi mon acte ne fera jamais de moi un assassin. Les accidents ne nous transforment pas. Un homme peut subir l'amputation de ses quatre membres, l'homme-tronc qu'il sera devenu demeurera malgré tout l'homme complet qu'il était.

* * *

Au début, nous fûmes plus que fatalistes. Nous fûmes calmes…

Pour le maçon, l'événement n'était pas de se voir brusquement emmurer, mais de l'être en compagnie d'un écrivain.

Ça lui paraissait inouï. Il cherchait à dilater son maigre destin. Je me sentais gêné. Écrivain ! Jamais je n'aurais osé qualifier ainsi mon activité. Je rédige des brochures pour une agence d'éditions : Titres : La Conserve de guerre, Je suis colombophile, La Clef des songes, etc. Lorsqu'on m'interroge sur ma profession, je dis que je travaille aux éditions Merseilla, sans plus. Écrivain ! C'est mon percepteur qui en a décidé ainsi.

Alors écrivain, soit !

Oui, le maçon fut médusé.

Au bout d'un moment, il reprit son souffle.

— Moi, voyez-vous, commença-t-il, ma vie est un roman.

(A lui aussi !)

Nous étions dans le noir épais de ce caveau. Il vivait par sa voix, sa voix était plus qu'une voix, elle était un individu complet.

— Ma vie est un roman, reprit le maçon. Si je vous la disais, vous en feriez un livre…. (Et je sentis qu'il esquissait un geste dans l'obscurité. Tout gosse, je me suis trouvé orphelin, j'ai été élevé par un vieux voisin qui me touchait, vous parlez ! Vaille que vaille j'ai grandi et je me suis marié. Le ménage marche couci-couça, vu qu'on s'engueule, ma femme et moi. Un roman, je vous dis. Ma femme, je vais vous dire, ça n'est pas une mauvaise femme, mais elle a des idées, moi je n'ai pas d'idées. Il ne faut pas non plus qu'une femme en ait… Un roman…

* * *

Qu'est-ce qu'un roman ?

* * *

Je crois comprendre.

Un roman, c'est le maçon maintenant ; un roman, ce sera moi tout à l'heure. Un roman, dix, mille romans, ce sera vous quand vous ne serez plus, ou qu'une partie essentiellement collective de vous-même aura cessé de fonctionner.

Mon acte suprêmement collectif a été l'assassinat du maçon.

* * *

Dans la cave, j'étais tellement assommé par l'obscurité que je croyais voir danser au plafond des disques de lumières pétillantes. Ces disques s'élargissaient démesurément ou s'étrécissaient jusqu'à devenir une étincelle. J'avais beau fermer les yeux et les rouvrir, le phénomène continuait.

Je demandai au maçon :

— Vous ne voyez rien en haut ?

Il répondit que non et poursuivit la narration de son histoire. Comme elle n'avait pas de suite, il la recommença…

* * *

Je m'appelle Antoine Ragosin et le fisc a décidé que j'étais écrivain. Je sais maintenant que je suis Antoine Ragosin depuis toujours, pour moi-même et pour les autres, et que je le demeurerai toujours contre moi et contre les autres. Mais il aurait suffi que j'éveillasse Marie-Thérèse, ce matin, afin que tout changeât pour les autres.

Lorsque quelqu'un pense à moi, il voit mon visage allongé, mes lunettes derrière lesquelles s'affolent mes yeux myopes, mes cheveux roux. Surtout mes cheveux roux. Cette tête, c'est la tête rassurante, permanente, immuable, définitive d'Antoine Ragosin, brave type. Mais si mon meurtre était connu, elle cesserait d'être paisible comme un paysage pour devenir la tête du crime. Mon acte remonterait jusqu'à mon berceau et personne ne se souviendrait que j'ai été un brave homme.

* * *

Après la vie du maçon, il y eut un long silence.

Il ne pensait pas à réclamer la mienne, et je n'éprouvais nul besoin de la lui raconter.

Avant lui, je n'avais pas de vie à raconter. Je n'avais que ma vie. Elle n'était pas racontable.

Au bout d'un long moment, le maçon dit :

— J'ai ici ma musette avec un litre de rouge et trois sandwichs, y en a deux à la tomate, et l'autre est au fromage bleu. Ma femme s'appelle Amélie, elle doit commencer à se biler. Voulez-vous qu'on mange ?

— Je n'ai pas faim.

— Ni moi, mais on va boire une rasade, et puis vous parlez, faudra sortir d'ici ! Bon Dieu, je voudrais pas crever dans le noir. Le jour il fait jour, c'est pas la même chose.

* * *

« Faire jour ! » La belle expression…

* * *

Nous nous mîmes à explorer la cave de fond en comble. Ce n'était pas facile. Nous butions contre des caisses vides et des tessons de bouteilles.

Le maçon dit :

— Il nous faudrait une pioche !

Comme il aurait su s'en servir !

En guise d'outil, nous ne découvrîmes qu'une penture de porte.

— Où jugez-vous bon d'attaquer ? questionnai-je.

— Au plafond, me répondit-il ; il faudrait que nous découpions une poutre afin de faire effondrer une partie de l'étage dans la cave.

Nous superposâmes deux caisses et je les maintins en équilibre tandis qu'il s'y juchait. Le travail commença ; il se servait de la penture comme d'un pic et attaquait violemment la poutre.

— Elle est foutrement solide, cette saloperie, grondait-il à mi-voix.

A cause de son équilibre difficile, il ne pouvait prendre d'élan pour frapper. Il décuplait donc sa force afin de gagner en violence. Il injuriait la poutre pour se donner du cœur à l'ouvrage.