Son mouvement faisait trembler les caisses. Je m'arc-boutais contre elles. J'avais le nez dans les jambes du maçon. Il sentait abominablement des pieds. Le choc faisait crouler des plâtras. Ma langue fut bientôt feutrée par une poussière âcre et lourde. Je baissai la tête. Cette bruine de gravats tomba sur mon cou. J'avais l'impression que c'était l'obscurité que le maçon attaquait ainsi et que celle-ci s'effritait sur moi. Mes doigts s'engourdissaient sur les caisses, je perdais la notion de mes bras. Je devenais rapidement une masse inconsciente de son rôle, mais, à l'intérieur de cette masse, mon corps éternel vivait. Je redoutais d'éprouver une démangeaison. Aussitôt, j'en ressentis une entre les jambes. Je fus affolé par l'idée que j'allais devoir me gratter. J'aurais pu supporter une baïonnette dans le gras de la jambe, mais pas cette démangeaison ; c'était comme un ver qui se préparait à me pénétrer.
Je lâchai le frêle édifice ; le maçon perdit l'équilibre mais se reçut avec agilité.
— Eh ben ! Un peu de plus…, fit-il gentiment.
— Vous m'excuserez, dis-je.
Je n'avais plus envie de me gratter.
Mon compagnon reprit sa place sur les caisses. Et de nouveau j'eus son gros pantalon sur le visage. La cendre de nuit recommença à pleuvoir. Ma démangeaison revint.
— Ça va, me dis-je fermement, je deviendrai fou, mais je ne me gratterai plus.
Alors elle me laissa un peu en repos.
Le maçon flanquait de grands coups. Il hurlait à chaque fois : « Tiens ! Vache. Tiens ! Salope. Tiens ! Fumier… »
Et ses pieds sentaient de plus en plus, et ses deux jambes infinies me chuchotaient son effort.
Souvent j'ai évoqué la scène, je ne parvenais pas à l'ordonner. C'était une réalité passée qui tournoyait dans mon souvenir. Maintenant qu'elle est écrite, revécue en quelque sorte, je me sens délivré. Non ! non ! non ! je ne suis pas un assassin…
Le travail n'avançait pas. La poutre était trop dure et la penture pas assez tranchante. Elle arrachait seulement quelques copeaux et, dans le noir, on ne pouvait localiser l'assaut afin de créer une blessure susceptible de mettre ce bloc de bois en péril. Bientôt le maçon fut incapable de poursuivre ses injures, chacun de ses coups lui arrachait un ahanement de bûcheron qui, à la longue, finit par devenir une sorte de gémissement. Ses jambes tremblaient de plus en plus. Et j'entendais, là-haut, son souffle rauque, un peu sifflant.
— J'en peux plus ! s'exclama-t-il enfin.
Il descendit.
— Je sue comme une femme en couches, continua-t-il.
Moi aussi je suais. J'écoutais ma respiration. Elle ressemblait à la sienne. Pourtant, je n'avais produit aucun effort. Déjà on respirait mal.
— A moi, fis-je en escaladant les caisses.
Une fois perché, j'eus un vertige. Il me semblait qu'on m'enveloppait la tête dans un linge chaud.
« L'air chaud monte », pensai-je.
Je tâtai la blessure de la poutre. Puis je me mis à frapper ; mais je suis maladroit, l'outil dérapait et je me meurtrissais le dessus des doigts sur le bois rugueux.
Je me disais de plus en plus : « L'air chaud monte, l'air chaud monte… »
J'avais envie de vomir.
Le maçon dit :
— On est cons de s'escrimer, ça fait pas plus que de pisser dans un violon. Cette poutre est trop solide pour la penture.
Je tapais à tort et à travers. Bon Dieu, comme c'était ridicule, cette agitation d'homme effaré par la chute de son destin !
Depuis longtemps nous avions compris que nos efforts étaient inutiles, mais nous jouions le jeu tout de même. Par pudeur, l'un vis-à-vis de l'autre.
En admettant que le maçon ne soit pas mort, bien que nous ayons vécu ensemble de pareilles heures, nous ne nous saluerions même plus.
J'ai toujours été déçu par l'oubli. Si mes contemporains avaient voulu, je saurais vivre à travers des souvenirs.
Ainsi, j'ai aimé une femme qui se nommait Judith. Je la fis souffrir parce qu'elle m'aimait, que je l'aimais et que c'était trop simple. Lorsque je la quittai, elle ne me dit rien, elle me regarda seulement. Elle me regarda comme seules les vaches savent regarder : sans ciller et peut-être sans voir. A son regard, je compris qu'elle ne m'oublierait pas, et je partis, allégé par cette certitude.
De temps à autre, je lui téléphonais :
— Allô ! Judith ?
Elle demandait :
— Qui est-ce ?
Et je répondais :
— C'est moi !
Alors sa voix devenait peureuse, humide, et me ravissait :
— Bonjour, Antoine !
Un jour, il se passa ceci :
— Allô, Judith ?
— Qui est-ce ?
— C'est moi !
— Moi qui ?
Je raccrochai.
L'oubli…
Le maçon tint à ce que nous mangions. Pour lui faire plaisir, j'acceptai un sandwich à la tomate, mais j'avais surtout soif. Lui aussi.
— Il faudra ménager le kil, prévint-il d'une voix déjà moins fraternelle.
Il se demanda :
— Si personne vient nous délivrer, de quoi qu'on mourra : de faim ou d'asphyxie ?
— D'asphyxie, répondis-je.
Il réfléchit.
— C'est vrai, approuva-t-il, on respire mal. Je sue de plus en plus, et vous ?
— Moi aussi.
Il parla encore :
— Je pense aux types des sous-marins. Ça doit être moche de crever comme ça.
Moi, je pensais à l'asphyxie. J'essayais d'imaginer ses effets. J'y parvenais presque. Pour mieux suivre ma pensée, je parlai tout haut :
— Nous allons suffoquer de plus en plus. Et puis nous transpirerons encore, et puis nous respirerons, mais, malgré nos efforts, il n'y aura plus d'oxygène dans nos poumons, nous aurons sûrement des étourdissements, et puis…
— Et puis merde ! dit brutalement le maçon. Je veux pas le savoir.
Je me tus.
Et voilà qu'il se mit à trépigner dans la cave en hurlant :
— Comme des rats. Nom de Dieu ! Comme des rats !
— Ça va, lui dis-je, ce n'est pas la peine de crier comme ça. Plus vous vous agitez, plus vous consommez d'oxygène.
— Ça, c'est mon affaire, répondit l'homme, bêtement.
— Et la mienne aussi.
— Ah oui, admit-il, bien sûr.
Il soupira.
— A votre avis, est-ce qu'on va crever ensemble, ou l'un après l'autre ?
— Je ne sais pas, plutôt l'un après l'autre, tout ça dépend de nos constitutions.
— C'est vrai, vous savez tout, vous autres écrivains.
Écrivain ! « Les Conserves de guerre, Je suis colombophile, La Clef des songes »…
Le maçon respirait du nez. J'avais son odeur dans la tête. Brusquement, je pensai à ses yeux roses. J'aurais donné un bras pour les revoir.
Mais il avait oublié son briquet…
Le temps passait. Parfois, saisi d'une brusque frénésie, le maçon flanquait quelques coups de penture au hasard. Après quoi, il revenait s'asseoir à mes côtés.
— Écoutez, me dit-il, je songe à ce que vous disiez tout à l'heure. On va étouffer, bon, on aura des visions, peut-être qu'on râlera. Ça je l'imagine, mais après ?
— Nous mourrons insensiblement.
— Bien sûr, mais après ?
Je fus médusé.
— Après ? lui dis-je. Les écrivains eux-mêmes ne savent plus.
Plus le temps passait, plus j'avais envie de voir les yeux roses du maçon.