C'est un problème dont l'humanité a posé l'énoncé en oubliant de le résoudre. Voici déjà trop longtemps, un nommé Jésus-Christ essaya de mettre de l'ordre dans cet état de choses, mais il se heurta à la colère des riches, à la férocité des pauvres, à l'indifférence des juges. Les premiers le dénoncèrent, les seconds le crucifièrent, les autres se lavèrent les mains. Ce qui prouve bien qu'à tout prendre l'indifférence est la propreté d'ici-bas.
Désespéré, Jésus remonta au ciel. Et ses bonnes intentions furent exploitées par l'Église et les candidats députés.
Mais le monde tourne tout de même, et, lors de sa prochaine visite, le fils de Dieu ne s'y perdra pas.
La philosophie d'Adrien Druet n'allait pas jusqu'à ces considérations. Les pauvres n'ont pas le culte des pensées réconfortantes.
Ce pauvre bougre ressemblait à la faim. Il en avait les dents longues, les joues creuses, le teint blafard, l'estomac étroit et le rire tout en canines. Du reste, il se nourrissait de peu, ses ressources ne lui permettant aucune extravagance gastronomique. Sa constitution chétive lui interdisait les travaux pénibles, son manque d'instruction les ouvrages rémunérés. Druet tenait un modeste emploi chez un escroc-aux-petites-annonces qui lui faisait copier des lettres dix heures par jour, moyennant un salaire ridicule.
Il habitait un appartement obscur et exigu, dans un immeuble frileux. Adrien souffrait de son taudis comme d'un chancre. Ce célibataire funambulesque avait le goût du beau.
La meilleure partie de son argent servait à l'achat de livres pour midinettes. Les idylles ingénues, les passions roses et les drames en mie de pain l'intéressaient fort peu. Ce qu'il demandait à ces opuscules, c'était la vision d'une vie somptueuse et le secret des réussites éclairs. Il n'était jamais déçu par les dactylos épousant leur patron. Il aimait le moteur silencieux des Rolls-Royce, l'ampleur des salons de réception aux lustres immenses où la lumière pleure des larmes de cristal. Il rêvait des buffets honteusement garnis de mets coûteux. Il imaginait les habits, le linge de soie, les bijoux de famille, les petits doigts levés…
Adrien Druet construisait un monde de la richesse qui ressemblait quelque peu, dans sa naïveté, à une image de calendrier. Ce monde possédait, gage certain de sa vérité, des réalités pénibles que Druet admirait néanmoins ; tout lui paraissait grandiose dans cet univers de cinéma, la goutte des vieux messieurs et les blennorragies des jeunes gens.
Et, chaque soir, il commençait un rêve que le sommeil venait interrompre. A peine au lit, il s'imaginait disposant d'une ahurissante fortune, et employait ses insomnies à la gérer.
Il plaçait deux millions à la Caisse d'Épargne. Il achetait une ferme modèle, un grand restaurant afin d'en écouler les produits et une villa sur la Côte d'Azur. C'était là le plan initial ; il s'étoffait de mille détails, variables selon l'humeur ou le dernier livre absorbé.
Adrien avait toujours envié la fortune, mais sans jamais essayer de l'atteindre. Il se regardait dans un miroir et son visage lui assurait qu'il était définitif. Il brossait son habit noir et l'habit ressemblait à une seconde peau. Il examinait son logis et son regard était celui de l'escargot pour sa coquille.
Un jour, pourtant, ses idées se modifièrent.
Le Diable emploie des moyens détournés pour tromper la vigilance de Dieu. Il se présenta à Druet sous les traits d'une péripatéticienne1 violemment peinturlurée. Cette dernière, par suite d'un mauvais furoncle malencontreusement épanoui sur son nez, n'avait pu réveiller un seul de ces désirs assoupis que l'on appelle les hommes. Désespérée par cette journée vide, elle agrippa Druet au moment où il rentrait de son travail, et, d'une voix gourmande, lui proposa de rares délices dont le seul énoncé brûla l'échine du malheureux.
Faute d'argent, il ne put répondre à l'invite pressante de la femme, et il rentra chez lui la gorge sèche et l'œil trouble. Adrien n'était pas un ascète. Toute la soirée, le romanesque Druet eut, dans un coin de sa mémoire, une bouche en ventouse et un furoncle généreux qui lui paraissaient des gages de voluptés obscures.
Son désir jeta une passerelle entre le néant de sa vie réelle et les magnificences de son néant. Sa catin devint rapidement une idole à demi légendaire, un personnage de tableau dont certaines parties débordaient dans la vie. Il passa sa nuit à la vêtir en princesse et à l'ennoblir de sentiments luxueux.
Au matin, s'examinant dans un miroir, il convint que son visage acquerrait en engraissant une certaine distinction de bon aloi. Son habit lui parut un additif, et son logement pesa sur lui comme l'été sur une charogne.
Ayant découvert une pièce d'un franc dans une de ses poches, il la regarda attentivement et crut reconnaître sa grue dans l'effigie de la République.
La fortune commençait là, mais il fut accablé par l'unité de cette pièce. Décidément, on ne peut pas mesurer le tour du globe avec le mètre étalon.
Les jours passèrent encore. Les jours passent toujours. Le Diable, qui était fort occupé par la guerre, laissa quelque temps les pauvres de côté, sûr de les retrouver sous leur misère d'où ils ne sortent guère que pour se rendre en enfer ; car, en général, ces gens-là n'ont pas beaucoup de religion. Un jour d'accalmie, il repensa à Adrien Druet et mijota un bon tour. Il aimait beaucoup Druet, le Diable, car, au fond, voyez-vous, il n'est pas si méchant que cela et il n'en veut guère qu'à Dieu et à ses ministres. Il s'agit en quelque sorte d'une rivalité de firmes. Nous autres, humains, sommes bien placés pour comprendre ces choses.
Il fit naître dans le cœur d'Adrien un impérieux besoin de lucre, mais un besoin si ardent, si vivace, si altérant que notre homme chercha avec une telle volonté le moyen de s'enrichir qu'il le trouva.
Il avait dans la ville un vieil oncle, nommé Borchin, qu'il voyait fort peu parce qu'il pensait à lui comme à une chose sans chaleur dont le passé ne laisse aucune trace et dont le présent est un oubli. Cet oncle était un vieux mutilé du travail. Depuis longtemps il vivait sur une seule jambe, tout comme un héron, assurant l'équilibre de sa marche par une jambe de bois. Cet homme vivait chichement malgré un joli magot patiemment amassé. L'avarice était son bien le plus précieux, il le nourrissait par des privations ultimes. Adrien pensa à la fortune de cet oncle, à sa vieillesse, à sa solitude, à son avarice. Il s'en fut trouver le bonhomme et lui proposa de loger ensemble.
— Puisque je suis seul, lui exposa-t-il, venez demeurer chez moi. Je travaillerai et vous ferez le ménage. Ainsi vous n'aurez aucun frais de location ni de nourriture, et nous ne nous ennuierons pas.
Le vieux Borchin sauta sur l'occasion.
Il embrassa son neveu — ce qui était la meilleure façon de lui témoigner gratis sa reconnaissance.
— Tu es un bon cœur, affirma-t-il. Je ne l'oublierai pas.
Adrien l'espérait bien.
Les voisins du dessous furent longs à s'habituer à la jambe de bois.
L'oncle ne sortait jamais. En ville on ne peut faire trois pas sans être obligé de porter la main au gousset.
« Dagada pon, dagada pon. »
C'était crispant. Ceux du dessous se plaignirent à la concierge. Elle leur dit :
— Un invalide, c'est un invalide !
Alors, dagada pon, dagada pon. Comme ça jusqu'à ce qu'on s'habitue et que le malaise vienne de ce qu'on ne l'entende plus.
Les hommes sont bêtes.
Désormais, la nuit, Adrien Druet rêva avec une sorte d'allégresse. Ses songes devenaient presque des projets. De temps à autre, il s'arrêtait de rêver pour écouter la respiration de son oncle. Le vieillard avait un souffle bref. Ses poumons devaient être usés et ses os ressemblaient sans doute aux poutres campagnardes rongées par les vers.