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Druet pensait à sa putain. Timidement, il l'avait introduite dans son avenir comme un collégien hésitant présente sa petite amie à sa famille. Il la transformerait. Un bon bain d'eau chaude avec du savon noir, du savon à chien. Puis un bain de lait, comme Mme Stawisky. Puis des parfums chers dont les noms ressemblent à des titres de poèmes. Puis des dessous en soie rose pour s'y accrocher les ongles, et alors, par-dessus cette hygiène, par-dessus cette douceur, par-dessus cette armature parfumée et tiède, il mettrait des toilettes coûteuses. Et il promènerait ce chef-d'œuvre dans une automobile au capot long comme un museau de lévrier. Il arroserait la flamme de ses convoitises avec du pétrole et brûlerait ses misères passées dans ce feu dont il serait le maître.

Druet s'endormait béatement. Chaque soir, il espérait que le vieux serait mort le lendemain.

* * *

Ce diable d'unijambiste travaillait comme une fille de ferme. Qui donc a dit que les avares sont sales ?

En un rien de temps l'appartement fut habitable. Le linoléum brilla, on s'aperçut que la faïence de l'évier n'était nullement craquelée ; les araignées allèrent accrocher leur toile ailleurs.

— L'eau ne coûte rien, affirmait Borchin comme pour s'excuser.

Druet secouait la tête. Les efforts du vieillard lui paraissaient stériles. L'oncle pensait-il habiter ce taudis longtemps ?

* * *

Le matin en s'éveillant, Druet entendait :

« Dagada pon, dagada pon ».

Le vieux préparait une tisane, l'orge coûtant trop cher.

— C'est pour dire d'avoir du chaud dans l'estomac en sortant, disait-il.

Il rognait sur tout. La guerre semblait faite pour lui. Les restrictions le ravissaient.

Druet avait faim au point d'acheter des fruits dans la rue. Il les mangeait en allant à son travail.

Un jour qu'il repassait le vêtement de son neveu, Borchin trouva deux noyaux de pêche dans une poche. Il regarda Adrien d'un air courroucé, puis cassa les noyaux avec le fer à repasser et mangea les amandes.

* * *

Dix fois par jour, Adrien Druet évaluait la fortune de son oncle :

« Pas loin d'un million », estimait-il.

Après quoi, il pensait aux poumons de l'unijambiste, à ses os pareils aux poutres de campagne. Il souriait béatement.

* * *

Le visage de Borchin ressemblait à un cep de vigne tant il était noueux et tordu. Il avait sur le haut de sa tête comme l'herbe d'une motte séchée. Adrien en avait un peu peur. La tête du vieillard le hantait. Il croyait déceler son rire d'avare dans le grincement de sa plume.

Et toute la journée, malgré le calme du petit bureau mystérieux où il copiait des infamies, il avait dans les oreilles le dagada pon, dagada pon de la jambe de bois.

Certain soir, il rentra tête basse, accablé par une étrange lassitude : il ne trouvait plus la force de transformer sa putain, ni de gérer convenablement sa fortune. La vie de son oncle lui paraissait insoluble comme le problème des deux robinets emplissant et vidant un bassin à la même cadence. Il comprit que si ce présent s'éternisait, il perdrait goût à ses rêves et s'incorporerait aux réalités de l'existence. Il eut peur de devenir un simple individu.

Avant de rentrer, il acheta de la mort-aux-rats chez le droguiste du coin. Le droguiste sourit d'un air complice, comme s'il comprenait que Druet n'avait jamais eu le moindre grief contre les rats.

L'oncle Borchin avait mis à chauffer un vieux restant de soupe déjà aigre. Il ne se rendit compte de rien.

Il mourut dans la nuit après avoir beaucoup vomi.

Druet dit au médecin distrait qui signa le permis d'inhumer :

— Ça doit être cette saleté de soupe à la tomate, avec ces conserves de guerre…

Les voisins d'en dessous dirent à la concierge :

— Le pauvre vieux, ça nous fait tout drôle de ne plus entendre le dagada pon de sa jambe.

La concierge, qui allait sur ses soixante-dix ans, dit à Druet :

— Il avait septante-cinq ans ! Ça n'est pas un âge pour mourir.

* * *

Druet fut convoqué chez un notaire, lequel lui apprit que Joseph, Marius Borchin, né etc., fils de, etc., léguait par testament inattaquable la totalité de ses biens à l'État afin d'éviter que les droits de succession fussent perdus pour quelqu'un.

Le pauvre Adrien regagna son logis avec aux lèvres un goût de tabac humide. Il trouva au pied de son lit la jambe de bois de son oncle que l'on n'avait pas enterrée. Celle-ci était affreuse comme une jambe de bois toute seule. Druet la roula dans un journal d'avant-guerre et la porta chez un orthopédiste.

— C'est un trop vieux modèle, affirma le commerçant, je ne peux pas vous l'acheter.

Alors, l'homme ruiné essaya de la vendre au marché aux puces. Mais même les unijambistes vont au marché aux puces sur deux jambes ; il ne trouva pas acquéreur.

Désespéré, il vécut plusieurs mois en compagnie de la jambe de bois qui ressemblait à une corne d'abondance tarie.

* * *

Comme il fit très froid cet hiver-là, Adrien Druet brûla la jambe. Puis il mourut de froid dans son vieux pardessus et monta tout droit au paradis, où Jésus-Christ et son oncle, qui n'avait pas de rancune, le firent asseoir à la droite de Dieu.

C'est là qu'il attend sa putain.

Mais comme le Diable a des vues sur elle, tout porte à croire qu'elle sera damnée…

1 Putain pour les gens prudes. (Note du Diable.)

IV

LA PANSE

La Mort m'avait dit : « La jalousie a fait couler bien du sang… »

A François Monnet.

La route s'en allait toute seule dans la chaleur, blanche jusqu'à blesser la vue et coupée çà et là par l'ombre oblique des arbres.

Le car avançait lentement. Il sentait l'essence brûlée, le caoutchouc brûlé, mais pas le brûlé tout court à cause de l'air frais, chargé d'odeurs champêtres, qui entrait dans le véhicule par les vitres baissées.

Les hommes négligent leur sens olfactif. Ils ont tort. Les odeurs servent à fixer les souvenirs. Ma mémoire est embusquée derrière mon nez.

Le car avançait lentement ; il sentait tout ça, je me souviens. De temps à autre, je jetais un regard au rétroviseur dans lequel somnolaient une douzaine de voyageurs, rouges et dégrafés. La chaleur, comme le sommeil est le plus grand ennemi de la dignité.

Pour ma part, j'avais encore plus chaud qu'eux, à cause du moteur brûlant qui exhalait dans mes jambes un souffle embrasé.

De part et d'autre de la route s'étendait une campagne blonde, animée par endroits d'attelages comme sur les tableaux de Rosa Bonheur.

Cette campagne de Grenoble à Lyon, je la connais par cœur. Une route est plus fastidieuse qu'un livre de chevet lorsqu'on la sait par cœur. J'ai constamment tendance à m'assoupir ; si la Compagnie Vignes savait cela… Mais elle n'a rien à craindre pour sa clientèle, la Compagnie Vignes : même endormi, je conduirais sans danger une voiture de course sur un chemin de halage. Certaines gens possèdent l'orthographe naturelle ; moi, j'ai le volant naturel. Tout de même, pour me rappeler à l'ordre, je klaxonne…