Ce jour-là, le bruit du klaxon dormait aussi, il n'appartenait pas à la circulation mais au vaste crépitement de la nature.
A un moment donné, je doublai une charrette de foin, et, pendant deux secondes, le car traversa une ombre odorante. Puis ce fut de nouveau le soleil, et l'ombre des arbres battant ma vue.
Et je pourrais ainsi déverser les mille détails de cette journée sur cette page blanche où vous viendrez chercher quelque chose qui doit également me faire défaut.
Voilà l'histoire. Je voudrais pouvoir vous la conter, mais ce serait trop vite fait, ou bien vous l'expliquer, mais ce serait trop long.
Je vais faire un pas vers vous, faites-en un vers moi. Peut-être existe-t-il un point situé à égale distance de votre curiosité, de la vérité et de mon cœur.
Deux mots sur ma vie. Il est bon de pouvoir se résumer. Mon curriculum vitae ! C'est la pépite restant au fond du crible. Le temps fluide est tombé !
Mon nom, d'abord : il n'a rien à faire dans l'histoire et je n'en ai nul besoin pour penser à moi, mais les gens ne peuvent m'imaginer qu'à travers lui. Je m'appelle Leroy, Amédée Leroy. J'ai trente-trois ans, l'âge de Jésus-Christ, comme disait Philibert avec son rire de fesse et ses yeux de canard. Depuis pas mal de temps, je suis chauffeur à l'entreprise Vignes, transports.
Chez Vignes, c'est la bonne maison. On vous paie sans aigreur, et suffisamment pour un travail juste. Mais ces messieurs n'ont pas de pudeur. Ils savaient bien que Philibert, le contrôleur, était l'amant de ma femme, ils savaient également que j'étais au courant, puisque je leur avais demandé à permuter avec un collègue de Chambéry-Lyon. Mais ils ont continué à nous laisser sur la même ligne avec une sorte d'indifférence provocante.
On aurait dit qu'ils attendaient une bagarre. Une bagarre ! Il ne fallait pas compter sur moi. Je ne me bats pas, je crains les coups. Un poing m'effraie davantage qu'un pistolet. Ce n'est pas de la lâcheté, vous voyez, mais bien une répulsion physique, instinctive, une contraction de ma chair, pareille à celle d'une fille violentée.
Et puis, je m'étais habitué à cet état de choses. Lorsque j'étais en compagnie d'Anna, je la regardais et je me disais : « Ça n'a pas d'importance qu'elle me trompe. » Je la voyais et je mesurais combien elle était terriblement là, elle-même, contenue dans elle-même. J'en souffrais un peu, lorsque je n'étais plus à ses côtés. Je suis un imaginatif. Je la poétisais. Ainsi je pensais à ses cheveux. Anna avait de vilains cheveux noirs si rêches que, lorsque je les caressais, j'avais l'impression de saisir une poignée de paille. Eh bien, de loin ses cheveux me plaisaient et c'est alors que j'imaginais les sensations de Philibert lorsqu'il les caressait aussi.
Ils couchaient ensemble : je voyais très bien le tableau, mais il ne me fouettait pas les sangs.
En somme, rien de ma femme ne m'échappait ; je connaissais ses moindres gestes, ses habitudes les plus menues, ses vêtements les plus intimes, tout cela par cœur, et comme tout cela participait à la chose, je m'y manifestais indirectement.
Je n'aime pas faire l'amour. Je juge l'acte triste et décevant, tout juste bon pour les femmes. Mes pensées me suffisent. Je pense pour rien ; les femmes ne sont capables que de penser par calcul. Anna a choisi Philibert comme complément, et je m'en suis tout de suite aperçu.
J'habite Bourgoin. Tous les matins, j'allais en chemin de fer à Grenoble pour y prendre mon service. Je repartais à neuf heures en direction de Lyon. Philibert montait à La Tour-du-Pin et descendait à La Verpillière pour attendre le car suivant. Ma femme m'attendait à Bourgoin afin de me remettre un repas froid. Bientôt je remarquai que Philibert descendait à Bourgoin. Un jour, au moment de démarrer, je l'aperçus dans le rétroviseur au côté d'Anna. Leur attitude était correcte ; néanmoins, je compris.
Il aurait suffi d'un rayon de soleil dans le rétroviseur.
A quelque temps de là, je me fis remplacer au dernier moment à Bourgoin par mon frère, et je suivis le couple jusqu'au petit hôtel où ils s'introduisirent comme des lézards.
J'éclatai de rire et j'allai me saouler. Le soir, Anna me fit une scène.
La vérité ! Ah ! Le gros mot ! Si je disais la vérité, vous hausseriez les épaules. Alors je vais vous raconter tout sur le plan dont je vous parlais tout à l'heure. Vous savez : à égale distance, etc.
Pour commencer, cette journée, je l'appelle pour moi la « journée de la chaleur » et je pense au car comme à un gros bourdon.
Lorsque les toits de La Tour-du-Pin apparurent, je devins nerveux. Je n'en voulais pas à Philibert : ce n'était qu'un homme. Les premières maisons me dévorèrent. Je klaxonnai puissamment ; le klaxon possédait une sonorité nouvelle, appartenant à la même famille que le « Attention, École ! » dressé comme un pion d'internat à l'entrée de la ville.
Le véhicule s'engouffra dans une vallée ombreuse, sinuant entre des maisons tranquilles.
Je m'arrêtai sur la place baignée de soleil. Philibert était là.
Quelques voyageurs descendirent, d'autres montèrent.
Alors Philibert s'avança, et il me dit :
— Bonjour, Leroy ! Quelle chaleur, hein ?
Avec moi, il était d'une amabilité servile. Je me gavais de ses sourires effrayés.
Le car repartit. Philibert vérifiait les billets en titubant. Je pensais : Tout à l'heure, il viendra s'asseoir sur le siège d'à côté et nous ne nous regarderons pas, nous essaierons de nous ensevelir dans le ronronnement du moteur, dans le tournoiement flamboyant de la chaleur. Nous nous oublierons en pesant l'un sur l'autre, comme cela, jusqu'à Bourgoin où il retrouvera Anna.
J'aurais voulu éprouver une rage démesurée afin de montrer une dignité noble et violente, mais je ressentais à peine une sorte de morne tristesse. Une tristesse sans ampleur, sans gravité, sans consolation.
La chaleur nous attendait au sortir de la ville. Depuis le début de l'été, mes pensées avaient une odeur de caoutchouc brûlé. La précision de mes souvenirs m'effraie. J'ai peur de porter dans ma mémoire des instants que je n'ai pas vécus.
Philibert prit place à mes côtés comme prévu. Il sortit un journal de sa poche. Je regardais sa main gauche, couverte de poils blonds, à l'annulaire de laquelle brillait une chevalière massive. Une main qui, tout à l'heure, caresserait le corps d'Anna.
Je pensais au corps d'Anna, mais j'y pensais comme à un corps. Comme à un corps à moi, comme au corps de Philibert.
La main du contrôleur tremblait. Était-ce à cause des soubresauts du véhicule ?
Était-ce de peur ?
Ç'aurait pu être de peur ! Je n'avais jamais fait part à quiconque de ce qu'on appelle mon infortune conjugale, mais Philibert savait que je savais.
L'expression me fit sourire et je répétai : « Il sait que je sais ! »
Et le moteur du car, dans la côte de poussière blanche, reprit comme un hymne :
« Il sait que tu sais. Il sait que tu sais ! »
Et dans le rétroviseur les voyageurs disaient d'un air goguenard :
« Il sait que tu sais ! »
Et, sur la route, l'ombre des arbres scandait la phrase :
« Il sait (une ombre)… que tu sais (une ombre). »
Tout l'univers savait que Philibert savait que je…
Voilà comme on use son infortune conjugale sur les routes.
Je regardais avidement la main de Philibert et il me semblait que je voyais une main pour la première fois.
Philibert allait descendre à Bourgoin, avec son air préoccupé, son air de signifier qu'on ne peut respirer que pour la Compagnie Vignes, consacrer ses plus humbles gestes qu'à la Compagnie Vignes ; mais il retrouverait ma femme et il la prendrait dans ses bras, et il la caresserait avec sa main couverte de poils blonds. Et peut-être dans sa tête à képi, dans sa sale tête rougeâtre, dans sa tête idiote, dans sa tête de taureau vicieux, dans sa tête, dans sa tête, trouverait-il des mots de jeunes couples au crépuscule pour lui brouiller le regard.