Poul Anderson
La mort et le chevalier
Paris, mardi 10 octobre 1307
Les nuages bas, couleur d’acier, filaient à vive allure, portés par un vent qui tonnait dans les rues et sifflait dans les galeries les surplombant. La poussière tourbillonnait. Si l’air frais atténuait la puanteur – immondices, crottin, latrines, sépulcres, fumée acre des cheminées –, il semblait accroître le vacarme de la cité : bruits de bottes et de sabots, grincements de roues, coups de marteau, bavardages, cris de colère, suppliques, boniments, chansons, rares prières. De partout on s’affairait, la ménagère se rendant au marché, l’artisan courant vers sa besogne, le prêtre se hâtant au chevet d’un mourant croisaient le charlatan à la mise miteuse, le mendiant aveugle, le marchand escorté de deux apprentis, le soudard ivre, l’étudiant dans sa robe, l’étranger aux yeux éblouis, le charretier traînant son fardeau dans la foule à grand renfort de jurons et de fouet, et des dizaines, des centaines d’autres. Les carillons venaient de sonner la tierce et le travail battait son plein.
Tous s’écartaient devant Hugues Marot. Non pas tant à cause de sa taille, pourtant impressionnante, qu’en raison de sa vêture. Sa tunique, ses chausses et ses bottes étaient de bonne qualité, d’une coupe sévère, d’une couleur discrète, et le manteau qui les recouvrait était d’un brun neutre ; mais il portait la croix rouge qui l’identifiait comme un Templier. De même que ses courts cheveux noirs et sa barbe rase. La rumeur voulait que l’Ordre n’ait plus les faveurs du roi, mais, qu’elle soit ou non fondée, mieux valait ne pas contrarier une telle puissance. L’air sinistre qu’il affichait ne faisait qu’inciter les passants à plus de déférence. Sur ses talons trottait le jouvenceau qui lui avait apporté sa convocation.
Ils prenaient soin de raser les murs, évitant le plus possible la boue qui s’amassait au milieu de la chaussée. Bientôt ils s’arrêtèrent devant un bâtiment sensiblement plus grand que ses voisins, pourtant fort imposants. Par-delà ses écuries, désormais vacantes derrière leur huis clos, se dressait une façade en pierre et bois d’une hauteur de trois étages, où s’encadrait une porte en chêne massif. Ce bâtiment servait jadis de demeure et de magasin à un drapier fortuné. Les Templiers l’avaient saisi pour se rembourser de sa dette envers eux. Bien qu’il fût sis à une certaine distance de la commanderie, on l’utilisait à l’occasion pour héberger un visiteur de marque ou tenir une réunion confidentielle.
Hugues se planta devant la porte et la frappa du poing. Une lucarne coulissa devant lui. Un bref coup d’œil, puis on lui ouvrit la porte. Deux hommes le saluèrent ainsi que l’exigeait son rang. Ils avaient le visage tendu, le poing serré sur leur hallebarde – une arme de combat et non de cérémonie. Hugues les fixa.
« Vous attendez-vous à une attaque, mes frères, pour être ainsi armés dans nos murs ? s’enquit-il.
— Ordre du frère chevalier Foulques », répondit le plus grand des deux hommes d’une voix éraillée.
Hugues jeta un regard autour de lui. Comme pour le dissuader de battre en retraite, l’autre déclara : « Nous devons te conduire à lui sans tarder, frère. Suis-nous. » S’adressant au messager : « Toi, retourne dans tes quartiers. » Le garçon s’éclipsa.
Flanqué par les moines soldats, Hugues entra dans un vestibule d’où montait un escalier. A droite, donnant sur les écuries, une porte barrée. À gauche, une autre, s’ouvrant sur une pièce dallée occupant la quasi-totalité du rez-de-chaussée. Jadis dévolue aux ateliers, aux entrepôts et aux comptoirs, elle n’était plus peuplée que d’échos qui résonnaient autour des épais piliers soutenant les solives. L’escalier surplombait une chambre forte tout aussi vacante. Les trois hommes gagnèrent le premier étage, où se trouvaient les chambres de la famille et des invités ; les domestiques dormaient dans les combles. On fit entrer Hugues dans le parloir, une pièce où subsistaient des lambris sombres et un mobilier de prix. Un brasero réchauffait l’atmosphère mais la rendait étouffante.
Foulques de Buchy l’attendait debout. C’était un homme de haute taille, à peine deux pouces de moins que Hugues, au nez aquilin, aux cheveux grisonnants, qui avait conservé sa souplesse et la plupart de ses dents. Il était vêtu d’un manteau blanc, la tenue d’un chevalier ayant fait vœu de célibat. Une épée pendait à sa ceinture.
Hugues fit halte. « Au nom de Dieu... salut », fit-il d’une voix hésitante.
D’un signe de tête, Foulques ordonna à ses deux hommes de se poster dans le couloir, puis il invita Hugues à s’approcher.
« Comment puis-je te servir, maître ? » demanda ce dernier. Le formalisme est une armure parfois fragile. Le message lui enjoignait simplement de se hâter et de se montrer discret.
Foulques soupira. Fort des années qu’ils avaient passées ensemble, Hugues reconnut ce son des plus rares. Le masque de fermeté se lézardait sous l’effet de la tristesse.
« Nous pouvons parler librement, dit Foulques. Ces deux-là sont des hommes de confiance, qui garderont le silence. J’ai renvoyé tous les autres.
— N’avons-nous pas toujours parlé avec franchise, toi et moi ? bredouilla Hugues.
— Je me le suis demandé ces derniers temps, rétorqua Foulques. Mais nous allons voir. » Un temps, puis : « Oui, enfin, nous allons voir. »
Hugues serra les poings, s’obligea à les desserrer et dit de sa voix la plus posée : « Jamais je ne t’ai menti. Je t’ai considéré non seulement comme mon supérieur, comme mon frère dans l’ordre, mais aussi comme mon...» Sa voix le trahit. « Mon ami », acheva-t-il.
Le chevalier se mordit la lèvre. Un filet de sang coula dans sa barbe.
« Pourquoi, sinon, t’aurais-je averti du danger ? implora Hugues. J’aurais pu m’enfuir et m’épargner la mort. Mais je te mets en garde une nouvelle fois, Foulques, et je te supplie de fuir tant qu’il en est encore temps. Dans moins de trois jours, le couperet tombera.
— Tu étais bien moins précis jusqu’ici, remarqua l’autre d’une voix atone.
— L’heure était bien moins grave. Et j’espérais...» Foulques le coupa d’un geste de la main. « Il suffit ! » s’écria-t-il.
Hugues se raidit. Foulques se mit à faire les cent pas, pareil à un lion en cage. Il déclara en hachant ses mots :
« Oui, tu affirmais pouvoir prédire l’avenir, et tes prédictions se vérifiaient. Bien qu’elles portassent sur des choses sans importance, elles m’ont suffisamment frappé pour que j’en réfère à mes frères lorsque tu m’as annoncé de sombres lendemains – nous savions que l’on préparait des accusations contre nous, après tout. Mais jamais tu n’as expliqué clairement d’où tu tenais ce pouvoir. C’est à force d’y réfléchir, ces derniers jours, que j’ai vu à quel point étaient obscurs tes récits d’astrologues maures et de rêves prophétiques. » Il se planta devant le suspect et lâcha : « Le diable est capable de parler vrai lorsque cela sert ses buts. D’où te vient ton savoir, toi qui te fais appeler Hugues Marot ? »
L’intéressé fit le signe de la croix. « Je suis un bon chrétien...
— En ce cas, pourquoi ne m’en as-tu pas dit davantage, pourquoi ne m’as-tu pas exposé le sort qui nous attend, que je prévienne le Grand Maître et tous nos frères afin qu’ils aient le temps de se préparer ? »
Hugues se prit la tête entre les mains. « Je ne le pouvais point. Oh ! Foulques, mon très cher ami, je ne le puis toujours pas. Ma langue est paralysée. Ce que... ce que j’ai pu te dire... le peu qui ne m’était pas interdit... Mais tu sais qui je suis ! »
Ce fut la sévérité incarné qui lui répondit : « Tout ce que je sais, c’est que tu voudrais me voir fuir, sans aviser quiconque. Quel péril encourrait mon âme si je bafouais tous mes serments et abandonnais mes frères dans le Christ ? » Foulques reprit son souffle. « Non, mon frère, si tu es bien mon frère, non. Je me suis arrangé pour que tu sois placé sous mes ordres durant les jours à venir. Tu vas demeurer ici, séquestré, isolé de tous hormis de tes gardiens et de moi-même. Alors, si le roi s’en prend effectivement à nous, peut-être te livrerai-je à l’Inquisition – un sorcier, un être maléfique, que les Chevaliers du Temple ont découvert en leur sein et chassé de leurs rangs...»