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« Marlow s’est enrôlé dans l’Ordre sous l’identité qu’on lui avait confectionnée. Il a passé une douzaine d’années à progresser dans la hiérarchie, jusqu’à devenir le proche compagnon d’un chevalier haut placé, ce qui lui a permis d’accéder aux secrets les mieux gardés. Mais à quelques jours de la rafle de Philippe le Bel, ce chevalier l’a capturé pour le séquestrer dans un édifice du Temple. Marlow en avait trop dit.

— Hein ? fit-elle, interloquée. Mais il était... il est conditionné, non ?

— Naturellement. Il lui est impossible de dire à quiconque qu’il vient de l’avenir. Mais les agents de terrain ont droit à une certaine latitude, on fait confiance à leur jugement, et...» Un haussement d’épaules. « Marlow est un scientifique, un universitaire, pas un flic. Peut-être s’est-il laissé attendrir.

— Pourtant, il faut être aussi malin qu’endurci pour survivre dans une époque aussi rude, non ?

— Mouais. Il me tarde de le cuisiner pour découvrir ce qu’il a pu lâcher et de quelle manière. » Un temps. « Pour être honnête, il était dans l’obligation de se prétendre doué de certains pouvoirs occultes – avoir la capacité de prédire certains événements l’a aidé à s’élever dans la hiérarchie des Templiers plus vite qu’il n’est courant pour un homme ordinaire. De tels phénomènes n’étaient pas rares durant le Moyen Âge, et les nobles les toléraient s’ils pouvaient leur être utiles. Marlow était autorisé à jouer sur ce registre. Peut-être qu’il en a trop fait.

» Bref, il a convaincu son ami chevalier, un nommé Foulques de Buchy, de l’intervention imminente du roi et de l’Inquisition. Son conditionnement l’empêchait d’entrer dans les détails et, à mon avis, Foulques a estimé que, même s’il arrivait à prévenir le Grand Maître, il était sans doute déjà trop tard. Il a donc décidé de s’emparer de Marlow, dans l’idée de le dénoncer comme sorcier et de le livrer aux autorités si jamais ses prédictions se vérifiaient. Cela plaiderait en faveur des Templiers, qui apparaîtraient comme de bons chrétiens, et cætera, et cætera.

— Hum. » Wanda plissa le front. « Comment la Patrouille a-t-elle été mise au courant ?

— Eh bien, Marlow est équipé d’une radio miniature dissimulée dans le crucifix passé à son cou. Personne n’aurait osé le lui confisquer. Une fois dans sa geôle, il a contacté l’antenne locale et a exposé son problème.

— Pardon. Je suis stupide.

— Ridicule ! » Everard s’approcha d’elle pour lui poser une main sur l’épaule. Elle lui sourit. « En dépit de ton expérience pourtant formatrice, tu n’es pas encore habituée aux méthodes sournoises de la Patrouille. »

Le sourire de Wanda s’effaça. « Si ta mission doit être sournoise, j’espère en tout cas qu’elle ne sera pas dangereuse, dit-elle à voix basse.

— Allons ! ne t’en fais pas. Tu n’es pas payée pour ça. Tout ce que j’ai à faire, c’est aller cueillir Marlow dans sa prison.

— Mais pourquoi faut-il que ce soit toi qui le fasses ? lança-t-elle. N’importe quel officier est capable d’enfourcher un sauteur, de filer là-bas, de l’embarquer et de repartir.

— Hum, la situation est un poil délicate.

— Comment cela ? »

Everard reprit sa canette et se remit à faire les cent pas. « Nous avons affaire à un point critique d’une période qui ne l’est pas moins. Philippe le Bel ne cherche pas seulement à éliminer les Templiers, il veut aussi augmenter sa puissance au détriment de celle des seigneurs féodaux. Sans parler de l’Église. Je t’ai dit que Clément V était à sa botte. C’est durant son règne qu’Avignon est devenu la capitale de la papauté. Lorsque le Saint-Siège finira par regagner Rome, il sera irrémédiablement altéré. En d’autres termes, c’est à cette époque qu’apparaît l’embryon de la toute-puissance étatique – Louis XIV, Napoléon, Staline, le fisc américain...» Un temps de réflexion. « Étouffer tout ça dans l’œuf serait peut-être une bonne idée, mais cela fait partie de notre Histoire, celle que la Patrouille est censée préserver.

— Je vois, répondit Wanda dans un murmure. D’où la nécessité de faire appel à un agent aguerri. Les partisans du roi ont sans nul doute répandu quantité de folles rumeurs sur les Templiers. Le moindre incident ayant des relents de sorcellerie – ou d’intervention divine, d’ailleurs –, et la poudrière risque d’exploser. Avec des conséquences incalculables pour l’avenir. On ne peut pas se permettre de gaffer.

— Exactement. Tu vois bien que tu n’es pas stupide. Mais, comme tu le comprendras sans peine, nous sommes également tenus de secourir Marlow. C’est un des nôtres. Et puis, s’il venait à subir la question... il ne peut rien dire sur le voyage dans le temps, mais les aveux que lui arracherait l’Inquisition conduirait celle-ci à nos autres agents. Ils auraient le temps de filer, bien entendu, mais c’en serait fini de notre présence dans la France de Philippe le Bel. Et, je le répète, c’est un milieu que nous devons surveiller de près.

— Mais nous nous y sommes maintenus, n’est-ce pas ?

— Oui. C’est écrit dans notre Histoire. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’un fait acquis. Je dois m’en assurer. »

Wanda frissonna. Puis elle se leva, alla vers Manse, lui prit sa pipe pour la poser dans un cendrier, s’empara de ses deux mains et lui dit d’une voix presque sereine : « Tu reviendras ici sain et sauf, Manse. Je te connais. »

Elle n’en avait aucune certitude. Jamais les Patrouilleurs ne revoyaient leurs chers défunts, jamais ils ne se projetaient dans l’avenir pour voir ce que deviendraient leurs proches vivants – les paradoxes étaient trop dangereux, sans parler des plaies de l’âme.

Harfleur, mercredi 11 octobre 1307

Le plus grand port du nord-ouest de la France constituait un emplacement idéal pour le QG de l’opération. Dans ce lieu où débarquaient des hommes et des produits provenant de tout le monde connu, et où se négociaient souvent des accords d’une dimension internationale, on n’accordait que peu d’attention à un visage, une allure, une activité sortant de l’ordinaire. Dans l’intérieur des terres, tous les honnêtes gens devaient se soumettre à une théorie de règlements, d’obligations, de convenances, de prélèvements fiscaux, de préjugés sociaux régentant leurs actes et leurs paroles... « comme dans les États-Unis de la fin du XXe siècle », grommela Everard. Dans de telles conditions, il était difficile, voire dangereux, d’opérer dans la discrétion.

Non que ce soit une sinécure à Harfleur. Depuis que Boniface Reynaud avait débarqué dans ce milieu, lui qui était né neuf siècles plus tard, il avait consacré deux décennies à construire le personnage de Reinault Bodel, parvenu au prix de mains efforts au statut de négociant en laine des plus respectés. Il faisait montre d’une telle habileté que personne ne s’interrogeait sur certain entrepôt portuaire dont la porte demeurait toujours fermée. Il avait montré aux autorités que les lieux étaient vacants, et cela leur suffisait ; s’il choisissait de n’en rien faire, cela ne regardait que lui, et d’ailleurs il parlait souvent d’une expansion prochaine de son négoce. On ne s’interrogeait pas davantage sur les nombreux étrangers qui venaient s’entretenir avec lui. Il avait choisi avec le plus grand soin ses domestiques, ses employés, ses apprentis et son épouse. Aux yeux de ses enfants, c’était un père des plus aimables, autant qu’on pouvait l’être à l’époque médiévale.

Le sauteur d’Everard se matérialisa dans la planque à neuf heures du matin. Il sortit grâce à la clé fournie par la Patrouille et se rendit chez le négociant. Déjà grand à son époque natale, il avait dans celle-ci des allures de géant, de sorte qu’il attirait son content de regards. A en juger par sa tenue, c’était un marin, probablement anglais, et mieux valait ne pas lui chercher noise. Comme il avait prévenu maître Bodel de son arrivée, celui-ci le fit tout de suite monter dans son parloir et referma la porte derrière lui.