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Docilement, sans demander d'explication, elle interrompit son geste. Puis ils parlèrent, serrés l'un contre l'autre sous la couverture, jusqu'au matin. Elle dit, mais il le savait déjà, qu'elle ne le faisait pas marcher. Elle le jura, et il répondit qu'elle n'avait pas besoin de jurer, qu'il en était sûr, même si ce genre de choses était dans ses habitudes. Dans ses habitudes, oui, mais pas avec lui, pas comme ça, pas cette fois, il fallait qu'il la croie, qu'elle le croie. Bien sûr ils se croyaient, ils se croyaient vraiment, mais alors que croire? Qu'il devenait fou? Qu'elle devenait folle? Ils se serraient plus fort en osant dire cela, se léchaient, ils savaient qu'il ne fallait pas arrêter de faire l'amour, de se toucher, sans quoi ils ne pourraient plus se croire ni même en parler. Le lendemain matin, s'ils se séparaient, tout risquait de recommencer, ne pouvait que recommencer. Ils flancheraient, forcément, douteraient à nouveau l'un de l'autre. Elle dit qu'à première vue, tout cela semblait impossible, mais que c'était peut-être une chose qui arrivait parfois. Mais à qui? A personne, ils ne connaissaient personne, n'avaient entendu parler de personne à qui ce fût arrivé de croire porter une moustache et de n'en porter pas. Ou bien, corrigea-t-elle, de croire que l'homme qu'on aime n'en porte pas alors qu'il en porte une. Non, on n'avait jamais entendu parler de ça. Mais ce n'était pas de la folie, ils n'étaient pas fous, il devait s'agir d'un état passager, une sorte d'hallucination, peut-être le début d'une dépression nerveuse. J'irai voir un psychiatre, dit-elle. Pourquoi toi? Si quelqu'un est frappé, répondait-il, c'est moi. Pourquoi? Parce que les autres pensent comme toi, ils croient aussi que je n'ai jamais eu de moustache, donc c'est moi qui me détraque. Nous irons tous les deux, dit-elle en l'embrassant, peut-être qu'au fond c'est un truc courant. Tu crois? Non. Moi non plus. Je t'aime. Et ils se répétèrent qu'ils s'aimaient, se croyaient, se faisaient confiance, même si c'était impossible, que répéter d'autre?

Le matin, en préparant le café, il jeta à la poubelle le paquet de cigarettes contenant les poils coupés. Nu dans la cuisine, regardant hoqueter la cafetière, il eut peur de le regretter plus tard, d'avoir sacrifié sa seule pièce à conviction si le procès reprenait, s'ils n'étaient plus d'accord pour faire front ensemble. Peur aussi de se demander si elle ne l'avait pas aimé, rassuré, serré contre elle cette nuit pour endormir sa méfiance et le pousser à ce geste. Mais il ne fallait pas commencer à penser ainsi, c'était fou, et traître surtout à l'égard d'Agnès.

En prenant le café, à la lumière du jour qui entrait à flots dans le salon, ils évitèrent le sujet, parlèrent du film de la veille. Vers onze heures, il fallut qu'il parte pour l'agence, bien qu'on fût samedi: le projet devait être prêt pour lundi, Jérôme et Samira l'attendaient. Malgré la difficulté qu'il éprouvait à prononcer ce mot, il dit à Agnès, sur le pas de la porte, très vite, qu'il faudrait penser à cette histoire de psychiatre. Elle répondit qu'elle s'en occuperait, sur le ton dont elle aurait annoncé qu'elle commanderait un repas chinois chez le traiteur d'en bas.

«Tu te négliges», dit Jérôme en observant qu'il n'était pas rasé. Il ne répondit rien, se contenta de sourire. Hormis cette remarque et une raillerie distraite de Samira quand il lui demanda une cigarette, le début de la journée se déroula sans incident notable. Si, comme cela semblait à présent avéré, il souffrait d'hallucinations, peut-être d'un début de dépression nerveuse, mieux valait ne pas mettre tout le monde au courant, éviter de provoquer dans son dos des chuchotements compatissants du style: «Pauvre vieux, il ne tourne pas rond en ce moment…» L'affaire allait se tasser, il en était certain, autant qu'elle ne se répande pas, ne lui colle pas à l'agence, auprès des clients, une réputation de malade dont il aurait du mal à se débarrasser par la suite. Aussi veilla-t-il à ne commettre aucun impair. Samira semblait avoir oublié sa conduite étrange de la veille, au pire elle l'attribuerait à un conflit conjugal; il avait bien fait de ne pas pousser plus loin, de ne pas lui poser la question fatale – alors que, sur le moment, il s'était reproché sa lâcheté. En un sens, il s'en tirait bien: son délire, si délire il y avait, demeurait discret, puisque l'incompréhensible désaccord portait sur un fait passé et qu'à moins d'évoquer celui-ci, ce dont il se gardait bien, rien dans son apparence présente ne risquait de le trahir. Se regardant dans la glace, se palpant, il voyait sa lèvre supérieure ornée d'un poil vivace, celui d'un homme pas rasé, pas encore d'un moustachu, et c'était peut-être disgracieux mais apparemment reconnu par tout le monde, ce qui le rassurait. Il commençait même à penser que l'affaire pourrait en rester là, qu'il n'était pas nécessaire d'aller voir un psychiatre: il suffisait, s'agissant de son ex-moustache, de se rallier à ce qui semblait être l'opinion générale, et de ne plus en parler. L'opinion générale, bien sûr, n'était pas très largement représentée. S'il faisait le compte des témoins à charge, il y avait Agnès, Serge et Véronique, Jérôme et Samira, plus un certain nombre de personnes qu'il avait forcément croisées depuis moins de 48 heures et à qui son visage était familier. Il s'efforça de les compter aussi: le patron du tabac d'en face, le coursier de l'agence qui était passé à deux reprises la veille, un locataire de l'immeuble rencontré dans l'ascenseur, et personne ne lui avait fait de remarque. Cependant, raisonna-t-il, si lui-même, croisant quelqu'un qu'i! connaissait à peine, observait qu'il avait rasé sa moustache, irait-il aussitôt lui en parler comme d'une affaire d'état? Certainement pas et, qu'on l'impute au quant-à-soi ou à l'inattention, le silence de ces figurants n'avait rien d'étonnant.