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Tout en travaillant, en mordillant un feutre, il luttait contre la tentation de faire au moins un test sur quelqu'un qui le connaissait bien, de poser la question une dernière fois, avant de la classer ou plutôt d'en saisir le psychiatre. Car le problème se reposerait quelle que soit la réponse. Soit le cobaye répondait que non, il n'avait jamais porté de moustache, et non seulement cela confirmait qu'il traversait un accès de folie, mais encore cela portait cette folie à la connaissance d'une personne supplémentaire, alors que jusqu'à présent seule Agnès en était vraiment informée. Soit l'interlocuteur répondait que bien sûr, il l'avait toujours connu moustachu, quelle drôle de question, et alors, forcément, Agnès était coupable. Ou bien folle. Non, coupable, puisqu'il fallait qu'elle se soit assuré la complicité des autres. Ce qui revenait d'ailleurs au même, car une telle culpabilité, une blague poussée si loin, si méthodiquement, jusqu'à la conspiration, impliquait une forme de folie. Qu'il fasse la preuve de son propre délire ou de celui d'Agnès, il n'en tirait de toute manière aucun bénéfice, sinon celui d'une certitude déplaisante dans l'un et l'autre cas. Et, en réalité, superflue: il lui suffisait d'examiner sa carte d'identité pour vérifier que, sur la photo, il portait bel et bien une épaisse moustache noire. N'importe quelle personne consultée sur ce point ne pourrait que confirmer le témoignage de ses yeux. Donc démentir Agnès. Donc prouver qu'elle était folle ou bien cherchait à le rendre fou. Mais, hypothèse d'école, à supposer qu'il soit devenu fou, lui, au point de plaquer une moustache imaginaire sur dix ans de sa vie et sur une photo d'identité, cela voulait dire qu'Agnès de son côté se tenait exactement le même raisonnement, le croyait fou furieux, pervers mental ou les deux. En dépit de quoi, en dépit de sa scène extravagante avec les poils récupérés dans la poubelle, elle était venue le rejoindre sur le canapé, l'avait assuré de son amour, de sa confiance, envers et contre tout, et cela méritait bien qu'il lui fasse confiance en retour, non? Si, sauf que la confiance ne pouvait être réciproque, qu'obligatoirement l'un des deux mentait ou déraisonnait. Or, il savait bien que ce n'était pas lui. Donc, c'était Agnès, donc leur étreinte cette nuit était une duperie de plus. Mais si, par extraordinaire, ce n'était pas le cas, alors elle avait été héroïque, sublime d'amour et il lui fallait se montrer à la hauteur. Mais…

Il secoua la tête, alluma une cigarette, furieux de se laisser enfermer dans ce cercle vicieux. Incroyable, tout de même, qu'il soit si difficile de trouver un arbitre pour les départager sur un point aussi objectif, une évidence qui devait s'imposer à tout le monde.

Mais, en y réfléchissant, où résidait la difficulté? Au risque que l'arbitre soit vendu à la partie adverse? Il suffisait, pour la tourner, de s'adresser au premier venu, à un passant dans la rue, qu'Agnès n'avait matériellement pas pu circonvenir. Ce qui, du même coup, réduisait l'autre problème, savoir le caractère gênant de la question. Posée à un ami, à une relation de travail, elle le ferait passer pour cinglé. A un inconnu aussi bien, mais c'était sans conséquence, le tout était de choisir quelqu'un qu'il ne reverrait jamais. Il ramassa sa veste, dit qu'il sortait prendre l'air.

Il était trois heures de l'après-midi. Le soleil brillant, les magasins fermés, on aurait pu se croire en été, ou tout au moins un dimanche. Il éprouvait toujours un sentiment de vacance à travailler à l'agence durant le week-end, de même qu'à ne pas le faire un jour de semaine. Son métier permettait ce genre de fantaisies, qui lui faisaient apprécier l'organisation libre et légère de sa vie et, à cet instant, il trouvait plutôt drôle, accordé à cette légèreté, qu'une telle bizarrerie en menace l'équilibre. La veste jetée sur les épaules, il descendit à pas lents la rue Oberkampf quasiment déserte et lorsqu'enfin il croisa un petit vieux, porteur d'un cabas d'où dépassait une botte de poireaux, sourit en se représentant son air ahuri s'il lui demandait poliment de bien vouloir regarder sa carte d'identité, dire si oui ou non il portait une moustache sur la photo. Il croirait qu'on se moquait de lui, s'indignerait peut-être. Ou bien, s'il ne le prenait pas mal, il répondrait par une blague à ce qu'il supposerait en être une. Ça aussi, c'était un risque à ne pas sous-estimer. Il se demanda comment lui-même réagirait en pareille circonstance, réalisant avec inquiétude qu'il dirait sans doute n'importe quoi, faute de trouver une repartie spirituelle. C'est vrai, que peut-on répondre de drôle à une telle question? «Mais oui, c'est bien Brigitte Bardot!»? Faible, faible. La meilleure solution, en effet, serait d'exposer clairement son problème, mais il se voyait mal le faire. Ou bien de s'adresser à quelqu'un qui, par vocation ou profession, n'est pas censé blaguer. A un flic, par exemple. Mais s'il tombait sur un mal luné, il pouvait très bien se retrouver au poste pour outrage à agent de la force publique. Au fait, tant qu'il y était, pourquoi pas un curé? Aller dans un confessionnal, dire: «Mon père, j'ai péché, mais ce n'est pas le problème, je voudrais seulement qu'à travers le treillis de bois vous jetiez un coup d'œil à cette photo… Vous êtes complètement givré, mon fils.» Non, s'il voulait vraiment une instance spécialisée dans ce genre de questions, il n'y avait pas à tortiller, c'était le psychiatre, et justement, il allait bientôt en voir un, Agnès s'en chargeait. Tout ce qu'il voulait, c'était en quelque sorte préparer la visite, savoir sur quel pied danser.

Il avait soif, obliqua vers un café ouvert sur le boulevard Voltaire, puis se ravisa. Il était sûr, s'il entrait, de ne pas poser la question. Mieux valait rester dehors, afin de pouvoir quitter au plus vite son interlocuteur, qu'elle que soit l'issue de la tentative.