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Il s'assit sur un banc, orienté vers la chaussée, espérant que quelqu'un viendrait l'y rejoindre, engagerait la conversation. Mais personne ne vint. Un aveugle palpait la colonne du feu qui réglait la circulation sur le boulevard et il se demanda comment il s'y prenait pour savoir s'il était rouge ou vert. Au bruit des voitures sans doute, mais comme il en passait très peu, i! pouvait se tromper. Il se leva, toucha avec précaution le bras de l'aveugle en proposant de l'aider à traverser. «Vous êtes bien aimable», dit le jeune homme, car c'était un jeune homme, avec lunettes vertes, canne blanche et polo caca d'oie boutonné jusqu'au cou, «mais je reste sur ce trottoir.». Il lâcha son bras, s'éloigna en songeant qu'il aurait pu lui demander à lui, au moins il ne risquait pas d'être abusé par sa vue. Une autre idée lui vint aussitôt, qui le fit sourire. Chiche, pensa-t-il, sachant déjà qu'il allait le faire. Seul problème: il n'avait pas de canne blanche. Mais après tout, certains aveugles la dédaignent, sans doute par amour-propre. Craignant que ses yeux ne le trahissent, il se rappela qu'il avait dans sa poche des lunettes de soleil et les chaussa. C'étaient des RayBan, il doutait d'avoir jamais vu un aveugle en porter, mais d'une certaine manière, il était logique qu'un aveugle refusant la servitude de la canne blanche arbore également des lunettes à prétention décorative. Il fit quelques pas sur le boulevard, hésitant à dessein, les mains légèrement tendues vers l'avant, le menton très haut, et s'obligea à fermer les yeux. Deux voitures passèrent, une moto démarra, assez loin, puis un bruit s'approcha. Il dut tricher un peu pour identifier, entrouvant les yeux. Une jeune femme qui poussait un landau avançait dans sa direction. Il referma les-yeux, après s'être assuré que le véritable aveugle avait quitté les parages, se promit de ne pas les rouvrir avant que ce soit fini, de ne pas rire non plus et s'approcha à tâtons, de manière à couper ce qu'il présumait être la trajectoire de la jeune mère. Du pied, il heurta le landau, dit «pardon, monsieur» et, en avançant la main jusqu'à toucher la capote en tissu plastifié, demanda poliment: «Pourriez-vous, s'il vous plaît, me rendre un petit service?» La jeune femme mit du temps à répondre; peut-être, en dépit de sa méprise calculée, n'avait-elle pas compris qu'il était aveugle. «Bien sûr», dit-elle enfin, tout en déviant un peu le landau afin de ne pas lui écraser le pied, mais aussi de poursuivre son chemin. Il garda la main sur la capote, les yeux fermés et, en commençant à marcher, se jeta à l'eau. «Voilà, dit-il. Comme vous voyez, je suis aveugle. J'ai trouvé, il y a cinq minutes, ce qui me semble être une carte d'identité, ou un permis de conduire. Je me demande si c'est celle d'un passant qui l'aurait égarée ou bien celle d'un ami que j'ai vu tout à l'heure. J'aurais pu l'empocher par mégarde. Si vous vouliez bien me décrire le visage sur la photo, je saurais à quoi m'en tenir et pourrais agir en conséquence.» Il se tut, commença à fouiller dans sa poche pour prendre la carte d'identité, avec l'impression soudaine, encore confuse, que quelque chose clochait dans son explication. «Bien sûr», répéta cependant la jeune femme et, en tâtonnant, il tendit la carte dans sa direction. Il sentit qu'elle la prenait mais ils ne cessèrent pas de marcher, elle poussait sans doute le landau d'une seule main. L'enfant qui s'y trouvait devait dormir, car il ne faisait aucun bruit. Ou bien il n'y avait pas d'enfant. Il déglutit, repoussant la tentation d'ouvrir les yeux.

«Vous faites erreur, monsieur, dit enfin la jeune femme, ce doit être votre carte d'identité. En tout cas, c'est vous sur la photo.»

Il aurait dû y penser, il savait bien que son stratagème comportait un défaut, on s'apercevrait que c'était lui. Mais il n'y avait rien là de bizarre, après tout, il pouvait très bien s'être trompé. La seule chose, c'est qu'il ne portait pas de lunettes de soleil sur la photo. La mention «aveugle» figurait-elle sur les cartes d'identité?

«Vous êtes sûre? demanda-t-il. Est-ce que l'homme sur la photo porte une moustache?

– Bien sûr», dit encore la jeune femme, et il sentit qu'elle glissait entre ses doigts suspendus en l'air le rectangle de carton plié. «Eh bien, insista-t-il, jouant le tout pour le tout, je n'en porte pas, moi!

– Mais si.»

Il commença à trembler, ouvrit les yeux sans y penser. La jeune femme continuait à pousser le landau vide, sans même le regarder. Elle était moins jeune qu'il n'avait cru de loin. «Vous êtes bien certaine, chevrota-t-il, que sur cette photo j'ai une moustache? Regardez encore.» Il agita la carte d'identité devant son nez, pour l'inciter à la reprendre, mais elle écarta vivement sa main et cria soudain, très fort: «Ça suffit! Si vous continuez, j'appelle un agent!» Il s'enfuit en courant, traversa au feu vert. Une voiture pila net pour ne pas le renverser, il entendit, derrière lui, brailler le conducteur, mais continua à courir, jusqu'à la République, entra dans un café, s'affala sur une banquette, hors d'haleine.

Du menton, le garçon l'interrogea, il commanda un café. Lentement, il reprenait ses esprits, digérait la nouvelle. Ainsi, ce qui avait failli, à cause des difficultés d'exécution, lui apparaître comme un canular dépourvu d'enjeu, s'avérait une expérience concluante. Il s'efforça de reconstituer le contenu exact de la confrontation. Lorsqu'il avait objecté qu'il ne portait pas de moustache, la femme au landau avait répondu que si, sans qu'il puisse savoir si elle se référait seulement à la photo ou bien à lui aussi, qui se tenait devant elle. Mais peut-être considérait-elle comme une moustache la friche de poils noirs qui, depuis près de deux jours, avait recommencé à croître sur sa lèvre supérieure. Peut-être y voyait-elle mal. Ou alors il avait rêvé, il n'avait jamais rasé sa moustache, elle était toujours là, bien fournie, en dépit du témoignage de ses doigts tremblants, de ses yeux qui, lorsqu'il se retourna brusquement vers le miroir situé derrière la banquette, enregistrèrent une image bizarrement sombre, verdâtre. Il s'aperçut alors, dans le reflet, qu'il portait toujours ses lunettes de soleil, les ôta, s'examina au jour redevenu normal. C'était bien lui, mal rasé, encore secoué de frissons, mais lui. Donc…

Il serra les poings, ferma les yeux aussi fort que possible pour faire le vide, échapper à ce va-et-vient entre deux hypothèses qu'il avait déjà retournées cinquante fois et qui ne menaient nulle part, sinon de l'une à l'autre, de l'autre à l'une, sans bretelle de sortie pour regagner la vie normale. Déjà, cela recommençait, il ne pouvait s'empêcher de jauger l'avantage qu'il venait de prendre, la preuve qu'il tenait pour confondre… pour confondre qui? Agnès? Mais pourquoi Agnès? Pourquoi faisait-elle ça? Aucune raison au monde ne pouvait justifier un truc pareil, à la fois absurde et irrattrapable. Aucune raison, sinon celle de la folie qui n'a pas besoin de raison, ou bien qui a sa raison propre et, comme justement il n'était pas fou, cette raison lui échappait. Et Serge et Véronique, pensa-t-il rageusement, qui l'avaient encouragée dans son délire! Bande d'irresponsables, il fallait qu'il les engueule, les prévienne, leur dise de ne plus jamais recommencer ce genre d'idioties s'ils ne voulaient pas la voir finir dans une cellule capitonnée.

Il oscillait entre la colère et un attendrissement nauséeux à l'égard d'Agnès, pauvre Agnès, Agnès sa femme, fragile de partout, fine d'attaches, fine mouche, fine paroi aussi entre l'esprit vivace et la déraison qui commençaient à la dévorer. Les signes avant-coureurs devenaient clairs, rétrospectivement: sa mauvaise foi scintillante, son goût outré du paradoxe, les histoires de téléphone, de porte murée, de radiateurs, la double personnalité, si maîtresse d'elle-même le jour, avec des tiers, et sanglotant la nuit dans ses bras, comme une gamine. Il aurait fallu interpréter plus tôt ces signaux de détresse, cet excès d'éclat, et maintenant c'était trop tard, elle sombrait. Non, peut-être pas trop tard. A force d'amour, de patience, de tact, il l'arracherait à ses démons, ramerait de toutes ses forces pour la tirer vers le rivage. Il la frapperait s'il le fallait, par amour, comme on assomme un nageur qui se débat pour lui éviter la noyade. Un élan de tendresse l'envahissait, favorisant l'éclosion de métaphores terribles et bouleversantes qui toutes lui rappelaient son aveuglement et sa responsabilité. Il repensait à la nuit précédente comme à un appel désespéré de sa part. Elle se rendait compte de son état, confusément. Quand elle parlait de psychiatre, c'était pour l'obliger à l'y conduire. Prise au filet de la folie, elle se débattait, tâchait de lui faire comprendre: elle avait inventé tout ce cirque, depuis deux jours, cette absurde histoire de moustache, comme on hurlerait, grimacerait derrière une vitre opaque, insonorisée, pour attirer son attention, l'appeler au secours. Au moins, sans bien comprendre, avait-il su l'entendre en lui faisant l'amour, en l'assurant de sa protection, d'être là, toujours, lui, et de l'aider toujours à rester elle. Il fallait continuer ainsi, être solide comme un roc auquel elle puisse s'appuyer, ne pas se laisser déboussoler, entraîner dans son délire, sans quoi tout était perdu.