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Il acheta un paquet de cigarettes, en fuma une en écartant un reproche que la situation rendait dérisoire et commença d'établir un programme de sauvetage. D'abord appeler, lui, un psychiatre. Car bien entendu, tout en lançant l'idée comme une bouteille à la mer, elle comptait bien, en proposant de s'en charger, essayer de circonvenir celui-ci. Sans doute se faisait-elle des illusions, les psychiatres ne devaient pas marcher dans ce genre de combine comme n'importe quels Serge et Véronique. Et d'ailleurs, à la réflexion, il serait plus sage de la laisser faire: sa manœuvre même suffirait à la trahir, le spécialiste comprendrait beaucoup mieux de quoi il retournait en l'écoutant délirer. Il l'imaginait, notant sur son bloc les explications d'Agnès: «Voilà, mon mari croit qu'il portait une moustache jusqu'à jeudi dernier et ce n'est pas vrai.» Rien que ça devrait l'alerter, le persuader que c'était elle qui souffrait de… de quoi, au juste? Il ne connaissait rien aux maladies mentales, se demanda une fois de plus comment pouvait s'appeler celle-ci, si elle était curable… Il se rappelait qu'en gros il y avait la névrose et la psychose, que la seconde était la plus grave, à part ça… Quoi qu'il en soit, il fallait préparer à l'intention du psy un petit dossier qui, dans un second temps, pourrait l'éclairer: des photos de lui, il n'en manquait pas, peut-être des témoignages de tiers concernant le caractère, les sautes d'humeur d'Agnès. Mais d'abord, la laisser prendre l'initiative, c'était le plus simple.

Ensuite, à propos de tiers, prévenir les amis. Il faudrait bien en passer par là, pour éviter que se reproduisent les clowneries de Serge et Véronique. Le juste dosage de fermeté et de discrétion serait difficile à trouver. Il ne fallait pas trop les alarmer, de façon qu'Agnès ne se sente pas traitée en malade, mais aussi leur faire saisir la gravité de la situation. Les contacter tous, y compris ses amis à elle, ses relations de travail et, autant que possible, les écarter. Atroce, vraiment, de téléphoner dans son dos, mais il n'avait pas le choix.

Quant à lui, mieux valait qu'au moins dans l'immédiat il feigne de se ranger à ses vues pour éviter de nouveaux conflits, une catastrophe peut-être. Il allait rentrer immédiatement, l'emmener dîner dehors, comme si de rien n'était, ne plus parler de moustache et, si elle en parlait, convenir qu'il avait eu une hallucination, que c'était passé. Temporiser, apaiser. Pas trop, quand même: qu'elle n'en conclue pas que la visite au psychiatre n'était plus nécessaire. Il insisterait pour aller se faire soigner, lui, en banalisant la chose, encore qu'une visite chez un psychiatre soit plutôt difficile à banaliser. Il lui demanderait de l'accompagner, c'était presque normal, elle ne soupçonnerait rien. Ou bien elle comprendrait qu'il avait compris. Il faudrait probablement attendre lundi, mais lundi, oui, à la première heure.

Il régla son café, descendit au sous-sol de la brasserie pour appeler l'agence. Pas question d'y retourner, ni aujourd'hui ni demain, et tant pis pour le projet de gymnase, tant pis pour la présentation au client, lundi. Quand Jérôme commença à protester, à dire que merde ce n'était pas vraiment le jour, il le coupa net: «Je suppose, dit-il, que tu t'es rendu compte qu'Agnès n'allait pas bien, alors écoute-moi: je me fous du gymnase, je me fous de l'agence, je me fous de toi et je m'occupe d'elle. Entendu?», et il raccrocha. Il rappellerait le lendemain pour s'excuser, sermonner Jérôme et Samira sans trop leur reprocher leur complicité, après tout excusable, ils ne pouvaient pas savoir, et lui-même avait bien failli se laisser embobiner. Mais pour l'instant il avait hâte de rentrer, de s'assurer qu'Agnès était bien là. Il pensa qu'à partir de maintenant il n'allait plus cesser d'avoir peur pour elle et, tout en l'inquiétant, cette perspective l'exalta bizarrement.

Quand il arriva, un peu avant cinq heures, Agnès venait de rentrer et feuilletait un jeu d'épreuves en écoutant à la radio une émission sur les origines du tango. Elle lui dit qu'elle avait déjeuné dans les jardins de Bagatelle avec Michel Servier, un ami à elle qu'il connaissait peu, et décrivit plaisamment la foule qui se pressait dans le restaurant en plein air, avide de profiter des premiers beaux jours. Elle lui fit même admirer le hâle léger de ses avant-bras. Dommage, dit-il, qu'elle ait déjà déjeuné dehors, il pensait justement aller dîner au Jardin de la paresse, dans le parc Montsouris. Il craignait de l'étonner en proposant cela,. car ils préféraient en général ne pas sortir le samedi soir, mais elle observa seulement que, de toute façon, il risquait de faire un peu froid pour dîner à une terrasse. En revanche, elle aimait bien la salle du restaurant, alors adjugé.

Ils passèrent le reste de l'après-midi paisiblement, elle lisant sur le canapé et écoutant les tangos, lui feuilletant Le Monde et Libération qu'il avait pris soin d'acheter en rentrant, avec la vague idée de paraître naturel, de se donner une contenance. Il se faisait l'effet, derrière ses journaux négligemment dépliés, d'un détective privé épiant la jolie femme que son mari l'a chargé de surveiller. Afin de dissiper cette impression, il s'esclaffa à plusieurs reprises et, sur sa demande, lui fit la lecture des petites annonces Chéris de Libération, où figurait, pour la troisième semaine de suite, un jeune homosexuel désireux de rencontrer, pour amitié et plus, un monsieur entre soixante et quatre-vingts ans, rond, chauve et distingué, ressemblant à Raymond Barre, Alain Poher ou René Coty. Ils se demandèrent si la récurrence de l'annonce signifiait que le jeune homme avait peine à trouver chaussure à son pied ou si au contraire il faisait une abondante consommation hebdomadaire de grands commis dodus à la bedaine sanglée dans de stricts costumes à rayures. Croisés, ajouta Agnès.

Pendant tout ce temps, trois personnes téléphonèrent et il répondit à chaque fois. La troisième était Véronique, qui ne fit aucune allusion à son coup de fil nocturne de l'avant-veille et, de son côté, la présence d'Agnès l'empêchait de lui dire ce qu'il avait sur le cœur. Agnès fit signe qu'elle voulait prendre la communication, invita Véronique et Serge à dîner pour le lendemain soir. Il pensa qu'il lui faudrait les appeler avant, ce qu'il comptait faire de toute manière. A aucun moment, ils n'abordèrent la question du psychiatre.

Le soir tombant, ils se rendirent au Jardin de la paresse où ils arrivèrent un peu en avance sur l'heure à laquelle il avait réservé. Ils se promenèrent, en attendant, dans le parc Montsouris. Des lances piquées de petits trous arrosaient d'une pluie fine les pelouses; un coup de vent, détournant le jet, aspergea la robe d'Agnès et il passa son bras autour de ses épaules, puis l'embrassa longuement, se baissant pour caresser ses jambes nues sur lesquelles ruisselaient les gouttes d'eau fraîche. Elle rit. En la serrant contre lui, joue contre joue, il ferma violemment les yeux, ouvrit la bouche comme pour crier, submergé par l'amour qu'il lui portait, la crainte qu'elle ne souffre et, quand ils s'écartèrent l'un de l'autre, il surprit dans son regard une tristesse qui le bouleversa. Ils regagnèrent le restaurant, main dans la main, en observant plusieurs haltes pour s'embrasser à nouveau.