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Le dîner fut gai, étonnamment naturel. Ils parlèrent de tout et de rien, Agnès se montra spirituelle, mordante même, mais avec la nuance d'abandon enfantin qui distinguait ce brio-là de celui qu'elle réservait aux autres. Il avait peine à manger, pourtant, la gorge serrée par l'impression qu'ils prenaient tous les deux sur eux, de sorte que leur tendre désinvolture évoquait à ses yeux la parade d'un couple dont la femme se sait condamnée, sait que l'homme qu'elle aime le sait aussi, et s'acharne à n'en rien laisser paraître, jamais, pas même la nuit, éveillée dans ses bras, certaine qu'il ne dort pas non plus et qu'il lutte comme elle pour réprimer ses sanglots. Et, de même que cette femme mettrait un point d'honneur à prouver que le mot cancer ne l'effraie pas, Agnès, en lui caressant la joue, puis la lèvre supérieure, murmura: «Ça pousse, non?» Il emprisonna alors sa main dans la sienne, la garda serrée contre son visage, retraçant avec ses doigts à lui le trajet de ses doigts à elle, comme lorsqu'ils caressaient son sexe tous les deux, et pensa sans rien dire: «Oui, ça pousse, ça repousse.»

Un peu plus tard, au milieu d'une série de plaisanteries concernant la timide prétention de la carte, et alors qu'ils inventaient chacun à leur tour des noms de plats plus prétentieux encore, elle dit brusquement qu'elle n'avait pas encore appelé de psychiatre. Il s'apprêtait à suggérer une chiffonade de petits rougets trépanés, hésitant pour la garniture entre le coulis de morilles «à ma façon» et le lit d'oseille à la moelle, il lui fallut faire un effort pour ne pas laisser tomber sa fourchette. Elle ne connaissait pas de psychiatre, continuait-elle, mais pensait que Jérôme, à cause de sa femme… Sans s'attarder au fait qu'il avait eu la même idée, il interpréta sa proposition comme le signe d'un regain de lucidité: en lui rendant l'initiative, car Jérôme était plutôt son ami à lui, elle sous-entendait qu'elle avait compris ses soupçons, renoncé peut-être à poursuivre auprès du pyschiatre ses manigances sans issue, acceptait qu'il la prenne en charge. Il pressa de nouveau sa main, promit d'appeler Jérôme sans tarder.

En ramassant le chèque glissé dans l'addition, le serveur réclama une pièce d'identité, ce qui l'irrita.

Quand on la lui rapporta, Agnès dit ce qu'il espérait qu'elle ne dirait pas:

«Montre.»

Il la lui tendit, luttant contre l'idée qu'elle abusait un peu de son statut d'incurable. Elle examina avec attention la photo, puis secoua la tête, en signe d'indulgente désapprobation.

«Quoi?

– Trouve mieux la prochaine fois, mon amour», dit-elle en léchant son index, qu'elle fit glisser sur la photographie. Puis elle le tourna vers lui, montrant une petite tache noire, le lécha à nouveau, le tendit vers son visage, tâchant de l'introduire entre ses lèvres. Il écarta sa main d'un geste brusque, comme celui de la femme au landau tout à l'heure.

«A mon avis, dit-elle, Stabilo Boss. Bonne qualité d'ailleurs, ça part à peine. Tu sais que c'est défendu de maquiller sa carte d'identité? Mais attends.»

Sans lâcher la carte, elle fouilla dans son sac, en retira une petite boîte de métal d'où elle sortit une lame de rasoir.

«Arrête», dit-il.

A son tour, elle écarta sa main et se mit à gratter la moustache, sur le photomaton. Pétrifié, il la regardait faire, détacher de son visage renversé de menues particules noirâtres, grattant jusqu'à ce que l'espace compris entre sa bouche et son nez devienne, non pas gris comme le reste de la photo, mais d'un blanc granuleux, déchiqueté.

«Voilà, conclut-elle, tu es en règle.»

Il reprit la carte d'identité, consterné. Elle avait arraché du grain de l'image sa moustache, une aile de son nez, un lambeau de sa bouche et, bien sûr, cela ne prouvait rien quant au visage que reproduisait la photo avant d'être mutilée. Il faillit le lui dire, mais se rappela sa décision d'entrer dans son jeu, au moins jusqu'à lundi, de ne pas la contredire. Déjà beau, après tout, qu'elle ait vu une moustache, avoué qu'elle le soupçonnait de l'avoir tracée au feutre. En un sens, c'était même mieux, mieux que la marche arrière au sujet du psychiatre, qui calquait trop son attitude à lui: au moins elle acceptait de se trahir, rompait la symétrie capable de faire croire que c'était elle la saine d'esprit, la temporisatrice, la conciliante…

Et, comme d'habitude, comme si elle lisait dans ses pensées, elle lui prit la main, dit: «Pardonnemoi. J'ai eu tort.»

– Partons.»

Ils restèrent silencieux, dans la voiture. A un moment, seulement, elle effleura sa nuque, répéta d'une voix à peine audible: «Pardon». Il détendit le cou, épousant la paume de sa main, mais aucun son ne put franchir ses lèvres. L'idée le tourmentait que peut-être elle avait mutilé ou détruit toutes ses photos, toutes les preuves tangibles autres que le témoignage des amis, toujours sujet à caution. Si ce n'était déjà fait, il fallait se hâter de les mettre en lieu sûr, ne serait-ce que pour le dossier du psychiatre. Il sentait qu'après une brève rémission elle tâchait de reprendre l'avantage, préparait une offensive pour le remettre en position d'accusé, position de celui qui doit fournir les preuves et, si elle jouait si franc, si elle se découvrait, cela signifiait qu'elle avait ménagé ses arrières, mis la main sur les preuves en question. Bien que ce fût sans doute déjà inutile, il aurait voulu entrer le premier dans l'appartement, ne pas l'y avoir laissée seule, il avait été fou de s'absenter. Un espoir lui restait: si, devant l'immeuble, avant qu'il aille garer la voiture au parking, elle exprimait le désir de monter la première, alors il pourrait dire non, tu restes, la retenir de force s'il le fallait. Mais elle ne dit rien, descendit au parking avec lui, signifiant que le mal était fait. Penser qu'elle est folle, se répétait-il, ne pas lui en vouloir, l'aimer ainsi, l'aider à s'en tirer…

Il dut se raisonner, à la porte de l'appartement, pour s'effacer devant elle. Ce tribut payé à la galanterie, il renonça à faire comme s'il ne cherchait rien et, après avoir parcouru du regard les rayonnages, la table basse, le dessus de la commode, ouvrit un à un les tiroirs du secrétaire qui, repoussés sans ménagement, émirent un bruit de bois sec.

«Où sont les photos de Java?»

Elle l'avait suivi, se tenait debout devant lui, le regard fixe. Jamais, même lorsqu'ils faisaient l'amour, il n'avait vu sur son visage une telle expression de désarroi.

«De Java?

– De Java, oui. Je voudrais regarder les photos de Java. Juste comme ça», précisa-t-il sans aucun espoir d'être cru.

Elle s'approcha, saisit son visage entre ses mains, en un geste qu'elle avait dû, qu'il avait dû faire mille fois et qu'elle voulait maintenant charger de conviction, de prière efficace, délester du poids mort que lui conférait l'habitude.

«Mon amour…» murmura-t-elle. Sa bouche tremblait, comme si sa mâchoire allait se décrocher. «Mon amour, je te jure, il n'y a pas de photos de Java. Nous ne sommes jamais allés à Java.»

Il pensa qu'il s'y attendait, que cela aussi devait venir. Elle sanglotait à présent, comme la veille, comme l'avant-veille, comme le lendemain, et ça n'arrêterait plus: chaque soir une scène semblable, chaque nuit faire l'amour pour se réconcilier, tâcher d'oublier tout dans la fervente quiétude des corps, chaque matin adopter un naturel factice et chaque soir recommencer, parce qu'on ne peut pas sans trêve faire comme si de rien n'était. Il se sentait las, ne songeait plus qu'à accélérer le cycle, à plonger dans la nuit, à la serrer dans ses bras, et il la serrait déjà, berçait ses pleurs, calmait ses épaules, malade d'amour et de chagrin. Les spasmes affolés de son corps lui disaient qu'elle ne mentait pas, qu'elle croyait vraiment, ce soir, n'être jamais allée à Java et qu'elle en souffrait trop pour parvenir à le lui cacher. Eh bien d'accord, ils n'y étaient pas allés, d'accord il n'avait jamais eu de moustache, d'accord il avait maquillé sa photo, d'accord sur tout pourvu qu'elle se calme, cesse de pleurer, même peu de temps. Ils demandaient grâce tous les deux, prêt chacun à tout sacrifier, à nier l'évidence, à acheter un répit à n'importe quel prix, mais elle pleurait toujours, tremblait toujours, et derrière elle, sur le mur, en embrassant ses cheveux, il voyait la grande couverture tissée qu'ils avaient rapportée de Java. Tant pis pour la couverture, tant pis pour Java, tant pis pour tout, stop, stop, stop mon amour, répétait-il doucement, encore, comme d'habitude.