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Le téléphone sonna, le répondeur se mit en marche. Ils entendirent la voix posée, rieuse presque, d'Agnès débitant le message tandis qu'elle hoquetait dans ses bras puis, après le signal sonore, celle de Jérôme qui dit: «Qu'est-ce qui se passe, tu vas m'expliquer? Rappelle-moi», et il raccrocha.

Agnès se dégagea, alla se recroqueviller sur le canapé.

«Tu crois que je deviens folle, c'est ça? murmura-t-elle.

– Je crois, dit-il en s'accroupissant à sa hauteur, que quelque chose ne va pas et qu'on va trouver quoi.

– Mais tu penses que c'est moi? Dis-le.»

Un temps de silence.

«Toi ou moi ou autre chose, répondit-il sans conviction. De toute façon, on trouvera. Pense que c'est comme quand on est défoncé, à un moment ça s'arrête.»

Elle pleurait plus calmement, à petits coups.

«Je sais que j'ai eu tort, tout à l'heure, au restaurant.

– J'aurais fait pareil. Je ne te reproche rien.»

Il se demanda si elle pensait: «encore heureux!», mais elle dit seulement: «Je veux dormir» et se leva. Puis, tout en rajustant ses vêtements, elle alla dans la chambre, revint avec la plaque de somnifère et, comme l'avant-veille encore, lui tendit deux comprimés.

«Seule, j'aime mieux», ajouta-t-elle.

Il la suivit des yeux et, au moment où elle referma la porte, l'idée lui vint, affreuse, qu'ils avaient fait l'amour pour la dernière fois, l'autre nuit. Presque en même temps, il eut peur qu'elle ait gardé les autres somnifères pour les avaler tous et voulut aller les chercher. Elle risquait de penser la même chose à son sujet, mais tant pis, il frappa à la porte, entra sans attendre la réponse et rafla la plaque posée sur la table de nuit. Elle était étendue sur le lit, encore habillée. Le voyant faire, elle devina tout de suite, sourit, dit «prudent, hein?», puis ajouta: «Tu sais, j'ai peur qu'on en aie besoin demain aussi.» Il eut envie de s'asseoir au bord du lit, de prolonger un peu cette intimité de chagrin, mais comprit que c'était inutile et sortit en tirant la porte derrière lui.

Sans bruit, il commença à fouiller le salon, en quête de photos qui auraient pu échapper à Agnès. Mesurant la sottise de l'avoir laissée seule toute la journée, il ne formait guère d'illusions sur le résultat de ses recherches. De plus, l'accès de la chambre où elle dormait, si elle dormait, lui était interdit. Au bout d'un moment, il fut certain que les photos de vacances à Java, celles d'autres vacances, celles de leur mariage, tout le capital d'images et de souvenirs amassé en cinq ans de vie commune avait disparu, au mieux caché, plus probablement détruit. Restaient, bien sûr, des objets pour en témoigner: la couverture tissée de Java, tel bibelot qu'il lui avait offert, en fait tout ce que contenait la pièce et qui avait partie liée avec le passé qu'elle semblait vouloir effacer. Mais ces preuves n'avaient pas la même valeur, il le savait bien: un objet, on peut toujours affirmer qu'on le voit pour la première fois, alors qu'une photo est irréfutable. Même pas irréfutable, puisque l'absurde stratégie d'Agnès consistait précisément à en réfuter le témoignage, à dire blanc où tout le monde voyait du noir, sans même, parfois, se donner la peine de peindre en blanc les objets litigieux. Cette position, bien sûr, n'était pas tenable. Le problème, malheureusement, n'était pas de confondre Agnès mais de la guérir. Il ne suffisait pas de s'attaquer aux symptômes, de lui opposer l'évidence, il fallait extirper la racine du mal, certainement profonde, ramifiée, travaillant depuis des années peut-être à ronger le cerveau de la femme qu'il aimait. Il se rappela un reportage, vu par hasard à la télévision, sur une petite ville du Sud-Ouest qui tirait l'essentiel de ses revenus de l'hébergement des fous. Il ne s'agissait pas, comme il l'avait d'abord cru, d'une expérience psychiatrique de pointe, visant à réinsérer les malades dans la vie sociale, mais d'une simple mesure économique. La journée d'hôpital du fou moyen coûtait trop cher à la Sécurité sociale, les habitants du patelin avaient besoin d'argent, alors on leur allouait une somme très modeste, quelque chose comme 600 F par mois, pour parquer un, deux, trois malades incurables, mais doux, dans des maisonnettes, des espèces d'appentis où on leur portait la soupe aux heures des repas. On veillait aussi, c'était le principal soin, à ce qu'ils absorbent leurs médicaments, et on se débrouillait pour faire de petits bénéfices sur les frais d'entretien. Les fous semblaient paisibles, leurs hôtes pas mécontents de ces revenus locatifs qui avaient l'avantage de tomber tous les mois, à coup sûr, de ne pas risquer de se tarir, car leurs pensionnaires restaient jusqu'à leur mort. Chacun vaquait à ses occupations, un des malades, depuis vingt ans, écrivait sans trêve la même phrase pompeuse et dépourvue de sens, une autre berçait des baigneurs en celluloïd, changeait leurs couches toutes les deux heures, se déclarait heureuse… En voyant le reportage, il avait pensé, c'est horrible, bien sûr, mais comme on trouve horrible la famine en Éthiopie, sans se représenter Agnès assise sur les marches d'un cabanon, au fond du jardin, répétant d'une voix douce que son mari n'avait jamais porté de moustache, et les années passant, répétant toujours cela, en devenant une femme mûre, une vieille femme. Il l'imaginait, Dieu sait pourquoi, en robe de petite fille. Et lui, petit à petit, se serait détaché d'elle, l'amour transformé en pitié, en remords. Bien sûr, elle n'irait pas dans un de ces villages pour malades nécessiteux, il lui trouverait les maisons de repos les plus luxueuses, mais ce serait pareiclass="underline" avec le temps, l'indifférence s'installerait, elle deviendrait pour lui un boulet, un poids sur la conscience, jamais apaisée par la certitude que, pourtant, il faisait de son mieux, allait la voir chaque mois, payait chaque mois pour sa pension, et lorsqu'elle mourrait, sans se l'avouer, il serait soulagé… Il ne pouvait chasser cette image d'Agnès vieille, délirant doucement, en robe de gamine. Oh non, non, pensait-il, la gorge nouée. Non, bien sûr, ce n'était pas si grave, pas à ce point. On allait la soigner, l'en tirer. L'ex-femme de Jérôme, à une époque, allait d'anorexies en dépressions nerveuses, elle avait bien fini par reprendre le dessus. Étrange, même, qu'ayant connu cela, Jérôme n'ait pas compris plus tôt, dès le coup de fil de conspiratrice qu'avait dû lui passer Agnès, ou même avant, bien avant; peut-être, pour s'en protéger, refusait-il de voir ces choses-là. Il fallait lui téléphoner, en tout cas, lui expliquer tout, lui demander conseil. Se faire recommander un psychiatre sérieux, celui qui avait tiré Sylvie d'affaire. Le mieux aurait été de descendre, tout de suite, d'appeler d'une cabine pour qu'Agnès ne risque pas de surprendre la conversation. D'autre part, il répugnait à la laisser seule, même cinq minutes. Déroulant le fil, il emporta le téléphone dans la cuisine, se promettant de parIer très bas. Il n'aurait pu, d'ailleurs, prononcer certains mots à voix haute.