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Le numéro formé, il laissa sonner longtemps: Jérôme n'était pas là, ou avait débranché. Il raccrocha avec précaution, comme si cela pouvait étouffer le grelot. Demain, pensa-t-il, tout en se demandant à quel moment, puisqu'il était décidé à ne pas s'éloigner d'Agnès et qu'en fait la meilleure solution était de profiter de son sommeil. Sa marge de manœuvre allait être réduite.

Il regagna le salon en traînant le téléphone, s'assit sur le canapé, d'autant plus désemparé qu'il voyait mal quoi faire dans les heures à venir. On n'appelle pas un psychiatre un samedi en pleine nuit, SOS Médecins ne serait d'aucun secours, non, il allait falloir attendre jusqu'à lundi et la perspective de tout ce qui pouvait arriver d'ici là l'effrayait comme si, longtemps larvée, la folie d'Agnès s'emballait, risquait en quelques heures de croître à la manière des nénuphars qui doublent sans arrêt de volume dans les démonstrations géométriques. Il sortit de son portefeuille la carte d'identité rectifiée, effrayé aussi à l'idée que c'était la seule photo de lui dont il disposait encore. Non, tout de même pas: elle avait dû au moins épargner son passeport, et puis il restait toujours la ressource de demander à des amis des photos sur lesquelles il figurait, ça ne devait pas manquer. Comme on compte des moutons, il entreprit de dresser une liste des images de lui qui pouvaient circuler et lui être accessibles. Tout en allumant une cigarette, la dernière du paquet acheté l'après-midi, il se rappela un incident survenu trois jours plus tôt, sur le Pont-Neuf. Par inadvertance, il était entré dans le champ d'une photo, à l'instant précis où un touriste japonais, tirant le portrait de sa femme sur fond de Notre-Dame, appuyait sur le déclencheur. D'ordinaire, il prenait garde d'éviter ce genre de faux pas, attendait que la photo soit prise pour passer, ou bien se faufilait derrière le dos du photographe; une fois, même, il avait poussé le scrupule jusqu'à s'arrêter pour ne pas entrer dans le champ d'une paire de jumelles. Il s'était excusé, sur le Pont-Neuf, le Japonais avait fait un geste signifiant que ce n'était pas grave, et il aurait aimé, maintenant, posséder cette photo, accidentelle, ou d'autres prises au cours de sa vie sans qu'il y soit pour rien, sans qu'il en soit le sujet, comme si le caractère fortuit de sa présence en renforçait l'authenticité. Mais surtout celle du Japonais, prise mercredi ou jeudi, la dernière sans doute où il portait la moustache… Il pouvait toujours passer une annonce dans un journal de Tokyo, pensa-t-il sans gaieté. Plus raisonnablement, se rabattre sur des photos qu'avaient prises des amis, que possédaient ses parents, dont les administrations devaient avoir des doubles, les laboratoires des négatifs. Mais impossible aussi d'y avoir accès tout de suite. Cette nuit, il ne pouvait que contempler le photomaton de la carte d'identité, gratté au rasoir, léché pour faire partir d'imaginaires traces de feutre…

Sa pensée s'arrêta, il fronça les sourcils, puis, léchant son doigt, le passa sur la photo, sur la tache plus sombre correspondant aux épaules de sa veste. Son index resta net. Évidemment, réfléchit-il, les photos ne transpirent pas. L'expérience, cependant, dénonçait la préméditation d'Agnès, à laquelle il n'avait pas songé sur le moment: sachant très bien que le grattage au rasoir ne signifiait rien du tout, elle l'avait fait précéder du test du doigt mouillé, plus concluant et, pour qu'il le soit, avait forcément dû, au préalable, tacher son index de feutre.

Elle est folle, dit-il à voix basse, complètement folle. D'une folie perverse, qui plus est, malfaisante. Et ce n'était pas sa faute, il devait l'aider. Même si elle essayait de lui crever les yeux, en vrai, pas sur une photo, il faudrait à la fois qu'il se protège, lui, et qu'il la protège, elle. C'était cela le plus affreux, pas tant le fait qu'elle veuille supprimer le passé, sa moustache ou Java, mais que toutes ces manœuvres soient dirigées contre lui, calculées, visent à le monter contre elle pour qu'il ne puisse pas, qu'il ne veuille plus lui venir en aide. Pour qu'il finisse par l'abandonner, découragé. La métaphore du maître nageur qui assomme pour son bien le candidat au suicide revint tourner dans sa tête, mais l'apaisa moins qu'au café, dans l'après-midi. Il se demanda si elle dormait vraiment: il ne l'avait pas vue prendre les somnifères. Sur la pointe des pieds, il alla vers la porte de la chambre qu'il ouvrit en veillant à ce qu'elle ne grince pas, en luttant pour écarter une image atroce, plus atroce encore que celle de la petite vieille en tenue de poupée: Agnès éveillée, assise en tailleur sur le lit, qui avait prévu chacun de ses gestes, l'attendait avec un sourire de triomphe démoniaque, la bave aux lèvres, comme la gamine possédée du film L'Exorciste. Mais elle semblait dormir paisiblement. Il s'approcha du corps lové en chien de fusil, sous les couvertures, le corps de la femme qu'il aimait, craignant de surprendre l'éclat d'un œil ouvert, aux aguets.

Non.

Il resta plusieurs minutes debout, à la regarder dans la lumière diffuse provenant du salon, puis ressortit, pas rassuré pour autant. Il passa la nuit allongé sur le canapé, mains croisées derrière la nuque, sans dormir. Il répétait les plans arrêtés dans l'après-midi, décidé à s'y tenir malgré la fièvre accrue du soir: entrer dans le jeu d'Agnès, appeler Jérôme sans qu'elle le sache, appeler un psychiatre, et cela le calmait un peu d'imaginer comment il allait tourner les difficultés d'application de ce programme, comment, sans la laisser seule, il s'isolerait pour téléphoner. A un moment, le voyant rouge du répondeur, qu'ils avaient oublié de consulter en rentrant, attira son attention. II écouta les messages, le son réglé au minimum, l'oreille collée contre le haut-parleur. Jérôme, apparemment inquiet, puis son père qui, comme chaque semaine leur rappelait le déjeuner du lendemain, une attachée de presse qui voulait parler à Agnès, encore Jérôme – la fois où ils n'avaient pas décroché. Il nota le nom de l'attachée de presse, effaça les messages. Il s'assoupit un peu avant l'aube, conscient qu'il n'avait guère dormi depuis deux jours, qu'il ne s'était pas rasé, même la barbe, et qu'il allait falloir être en forme physique pour affronter la suite.

Le téléphone sonna au moment de son rêve où il se demandait si on disait une moustache ou des moustaches. Quelqu'un qu'il ne parvenait pas à identifier répondait qu'on pouvait dire les deux, comme un pantalon ou des pantalons, puis éclatait d'un petit rire sec lui donnant à penser que c'était bien une remarque de psy et qu'on n'allait pas tarder à lui sortir des histoires de castration. Cette coïncidence fit que la voix de Jérôme, au bout du fil, ne le surprit pas et qu'il retrouva instantanément sa lucidité.

«Alors, tu m'expliques ce qui se passe?

– Une seconde, ne quitte pas.»

Pour qu'Agnès n'entende pas, il pensait fermer la porte de la chambre, ouverte à présent, mais s'aperçut en jetant un coup d'œil qu'elle n'y était plus. Ni dans la cuisine, ni dans la salle de bains, ni dans les toilettes, qu'il inspecta en hâte.

«Agnès n'est pas chez toi?, demanda-t-il, à tout hasard, en reprenant le combiné.

– Non, pourquoi?»

Il hésita une seconde, entre courir, n'importe où, à sa recherche, et profiter de son absence pour parler à Jérôme. Il se décida pour la seconde solution, convaincu qu'il fallait faire vite, afin de n'être pas surpris quand elle reviendrait. Si elle revenait, si elle n'était pas morte, ou enfermée dans un placard, à l'espionner.

«Écoute, dit-il d'une voix dont la netteté l'étonna, Agnès ne va pas bien du tout. Est-ce que tu connais un psychiatre sérieux?»

Silence au bout du fil, puis: «Oui, je pense. Qu'est-ce qu'elle a?

– Elle t'a téléphoné, non? Avant hier?

– Non, dit Jérôme.