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– Elle ne t'a pas téléphonné pour te dire… – Il hésita.

– Pour me dire quoi?

– Pour te dire – il se jeta à l'eau – que je n'avais jamais porté de moustache.»

Nouveau silence.

«Je ne comprends pas», finit par dire Jérôme. Silence encore. «Soyons clairs, reprit-iclass="underline" tu as dû remarquer que j'avais rasé mes moustaches?

Étrangement, l'usage qu'il venait de faire du pluriel l'alarma. Jérôme rit doucement, comme dans le rêve.

«Ni tes moustaches, ni ta moustache. C'est ça qui ne va pas?»

Il se raccrocha au bras du canapé. Le manège repartait dans l'autre sens, il fallait l'arrêter, descendre coûte que coûte. Pour cela, garder son calme.

«C'est ça, oui, parvint-il à articuler. Tu es à l'agence?

– Figure-toi…

– Demande à Samira, alors.

– Samira est au café, mais je t'assure, je peux te le dire tout seul. Et toi, j'aimerais que tu m'expliques.

– Tu me jures qu'Agnès ou quelqu'un d'autre ne t'a pas demandé de me dire ça?

– De dire que tu as une moustache?

– Non, que je n'en ai jamais eu. Écoute, Jérôme, quoi qu'elle t'aie raconté, il faut que tu me le dises. C'est grave. Je sais que ça paraît absurde mais ça n'est pas une blague.

– Tu admettras que j'ai du mal à te croire, mai si tu veux, je te jure solennellement qu'Agnès ne m'a pas appelé et que tu n'as pas de moustache. Si, un peu, depuis hier. Je te l'ai d'ailleurs fait remarquer.»

Il abandonna le ton plaisant, sa voix se radoucit: «Si je comprends bien, Agnès et toi êtes persuadés que tu portais la moustache. C'est ça?

– Moi seulement», avoua-t-il, presque heureux de se laisser aller, de répondre aux questions comme un écolier à un maître qui connaît la réponse, le corrigera s'il se trompe.

«Et Agnès?

– Agnès dit que non.»

Il pensa parler de Java, mais Jérôme reprit:

«Ecoute, si tu ne blagues pas…

– Je ne blague pas.

– Alors je crois qu'effectivement quelque chose ne tourne pas rond. Et pas chez Agnès. Tu as beaucoup travaillé ces derniers temps…

– Toi aussi.

– Moi aussi, mais je n'ai pas d'hallucinations, jusqu'à nouvel ordre. Je pense que tu traverses une sorte, peut-être pas de dépression, mais de passage à vide, et que tu dois effectivement aller voir un psychiatre. Je peux t'en indiquer un. Agnès réagit comment?

– Agnès…»

Il entendit la clé tourner dans la serrure de la porte d'entrée.

«Je crois qu'elle arrive, dit-il précipitamment. Je te rappelle.

– Non, passe-la-moi», ordonna Jérôme.

Mais il raccrocha.

«J'ai apporté des croissants, dit Agnès en entrant. Il fait beau. Qui était-ce?»

Elle avait entendu le déclic.

«Personne», marmonna-t-il sans la regarder. Le téléphone sonna de nouveau. Il voulut décrocher mais elle le devança. Il savait que c'était Jérôme.

«Oui, dit Agnès, oui, tu tombes bien… Non… Je sais bien… Mais oui, je sais bien…»

Elle lui souriait en parlant, comme si tout rentrait dans l'ordre. Quand il voulut s'emparer de l'écouteur, elle posa fermement la main dessus et, s'adressant à lui:

«Tu peux me donner de quoi écrire?»

Il obéit, apporta un feutre et un bloc qu'elle saisit en lui caressant la main au passage.

«Oui, reprit-elle, comment dis-tu?… Sylvain quoi?… Oui, je note.»

Le combiné coincé entre le menton et l'épaule, elle écrivit sur le bloc: Sylvain Kalenka. «Avec deux K?» Puis, un numéro de téléphone.

«Aujourd'hui? Même le dimanche?… Bon… Jerôme, tu as été formidable, merci. Je te rappelle.»

Elle raccrocha. Maintenant, la suite, pensa-t-il. «Je vais préparer le café», annonça-t-elle.

Il la suivit dans la cuisine, la regarda faire, appuyé au chambranle de la porte. Ses gestes étaient précis, efficaces. Le soleil portait sur le carrelage.

«Alors, c'est moi?, dit-il enfin, les yeux baissés.

– J'ai l'impression, oui.»

Elle ne parvenait pas à dissimuler son soulagement. Comme si maintenant, depuis le coup de fil de Jérôme, tout devenait clair, en voie de s'arranger. Il était fou, voilà, on allait le soigner. Et cela le soulageait aussi, en un sens, la perspective de se laisser aller, de se remettre aux mains d'Agnès, de Jérôme, du psychiatre Sylvain Kalenka à qui il pardonnait d'avance ses airs entendus, ses remarques sur le pluriel des moustaches, des pantalons, le complexe de castration.

La cafetière hoquetait, elle jeta le filtre à la poubelle, vidée la veille, puis déposa les tasses sur le plateau qu'il emporta au salon. La graisse perçait déjà le sac de croissants, sur la table basse.

Mais, pensa-t-il, s'il en était ainsi, en quoi l'arbitrage de Jérôme revêtait-il pour elle tant d'importance? Depuis deux jours qu'il délirait, elle devait savoir à quoi s'en tenir. Elle n'avait pu connaître les doutes qu'expliquaient, dans son cas à lui, les attitudes troublantes, contradictoires, de Jérôme et Samira, de la femme au landau; elle aurait dû être sûre depuis le début, s'en tenir, forte de cela, à une ligne de conduite. Pourtant, elle n'avait cessé d'en changer. Lui aussi, bien sûr, mais lui était fou. Si un fou se met à nier l'évidence, c'est à lui d'apporter des preuves de ce qu'il soutient et, comme il n'en a pas, de s'attaquer à celles qui le démentent, de faire des caprices. Au contraire, la réaction normale de l'interlocuteur sain d'esprit est de lui opposer, avec constance et conviction, des témoignages qu'il est facile de rassembler. De le confronter à des tiers, de lui montrer des photos. Or, entre le coup de fil nocturne à Véronique et le moment où Jérôme, de sa propre initiative, s'en était mêlé, elle n'avait apparemment consulté personne. Et, au lieu de s'en servir, elle avait caché les photos. Vraiment, dans son attitude à lui, qu'il soit fou ou non, tout se tenait. Pas dans celle d'Agnès. Mais peut-être était-ce la folie qui, justement, lui faisait penser cela… Elle lui tendit une tasse de café, qu'il reposa sur le plateau sans y mettre de sucre.

«Les photos, dit-il.

– Quelles photos?»

Elle but une gorgée de café, lentement, en le regardant par-dessus la courbure de la tasse.

«Celles de Java.

– Nous n'y sommes pas allés.

– Alors ça vient d'où, ça?»

Il désigna la couverture recouvrant le mur. Il se rappelait dans les moindres détails la longue séance de marchandage, dans le village, le plaisir qu'elle avait montré quand ils avaient enfin conclu l'affaire, et même les quelques mots d'indonésien qu'ils avaient appris au cours du voyage: «selamat siang, selamat sore, terimah kasih…» Mais bien sûr, on a vu des fous parler dans leur délire des langues dont ils ignoraient tout.

Elle répondit d'une voix égale, comme si elle récitait une leçon, comme s'il avait déjà posé la question cinq minutes plus tôt:

«C'est Michel qui nous l'a rapportée.

– Alors, d'autres photos.

– Tu veux vraiment?»

Elle secoua la tête, l'air de se reprocher sa complaisance pour un enfantillage, mais se leva, alla dans la chambre d'où elle revint avec un fouillis de tirages couleur qu'elle posa par terre, près du plateau. Au moins, elle ne les avait pas détruits. Un à un, il les prit, sans faire aucun effort pour se souvenir des lieux, des circonstances où les photos avaient été réalisées: à la campagne, chez les parents d'Agnès, à la Guadeloupe… Celles de Java, bien sûr, manquaient, mais sur toutes celles qu'il avait entre les mains, il portait la moustache. Il lui en tendit une.

«Je veux seulement t'entendre dire que je n'ai pas de moustache sur cette photo. Ensuite, ce sera fini.»

Elle soupira.

«Dis-le, insista-t-il. Que ce soit clair, au moins.

– Non, tu n'as pas de moustache sur cette photo.

– Ni sur aucune autre?

– Ni sur aucune autre.

– Bien.»

Il rejeta la tête en arrière, sur le bord du canapé, ferma les yeux. C'était clair en effet, il ne restait plus qu'à se soigner. Et, en un sens, il comprenait qu'elle ait caché les photos, pour lui éviter de gratter la plaie. A sa place… Mais la veille encore, il était à sa place, certain qu'elle était malade, elle, et pas lui. Et elle, pendant tout ce temps, maintenant encore, tenait exactement les mêmes raisonnements: il est fou, mais je l'aime, je l'aiderai à s'en tirer. Se rappelant ses propres affres, il la plaignait. Et se sentait aimé, aussi, avec une sorte de rage.