Выбрать главу

«Si tu veux qu'on n'aille pas déjeuner chez tes parents… dit-elle doucement.

– Je préfère pas, tu as raison, répondit-il sans ouvrir les yeux.

– Je vais les appeler.»

Il l'entendit décrocher le téléphone, parler à sa mère, et admira un enjouement qu'il savait feint, même si la fin de l'incertitude la soulageait. Elle dit qu'il avait un gros travail à terminer pour le lendemain, qu'il passerait la journée à l'agence, d'où il lui téléphonerait certainement. Il pensa que sa mère appellerait peut-être l'agence, comme ça, juste pour lui dire bonjour, et qu'il devrait prévenir Jérôme, ou demander à Agnès de le faire. Mais non, inutile, Jérôme avait assez de présence d'esprit pour ne pas gaffer. Il se demanda ce qu'ils pensaient tous: Jérôme, Samira, Serge, Véronique, de ce qui lui arrivait. Moins de gens seraient au courant, mieux cela vaudrait pour tout le monde. Éviter que l'affaire transpire, établir un cordon sanitaire: il avait déjà pensé cela.

Il se rappela qu'Agnès avait invité Serge et Véronique pour le soir. En dépit d'un coup de fil bizarre, ils ne savaient sans doute rien. La perspective du dîner, d'avoir à se surveiller sans cesse pour ne pas leur mettre la puce à l'oreille l'effrayait d'autant plus.

«Pendant que tu y es, dit-il, tu ne voudrais pas décommander Serge et Véronique? J'aimerais mieux.»

Pas de réponse. Il répéta sa demande, certain qu'elle ne protesterait pas. Dans son état, le besoin de solitude allait de soi. Agnès se tenait derrière lui, debout près du canapé; la neutralité forcée de sa voix l'alerta, mais en fait, dès que son silence s'était prolongé, il avait compris.

«Décommander qui?»

Tout se désagrégeait. Il fit un effort pour articuler, en martelant les syllabes:

«Serge et Véronique Scheffer, nos amis. Que tu as invités ce soir. Chez qui nous avons dîné jeudi, quand tout a commencé. Serge est chargé de mission au ministère de l'Environnement, Véronique suit des cours aux Langues'O, ils ont une maison de campagne en Bourgogne, nous y sommes allés souvent, tu y as même détraqué les radiateurs. Ce sont nos meilleurs amis», acheva-t-il dans un souffle.

Elle s'accroupit devant lui, les mains posées sur ses genoux, et commença à agiter la tête de gauche à droite, dans un geste de dénégation bizarrement mécanique. En même temps, elle disait «non», d'abord en le murmurant, puis de plus en plus fort, il pensa qu'elle allait avoir une crise de nerfs et faillit la gifler à la volée, mais elle se calma, se contenta de mordiller ses lèvres en regardant la moquette.

«Tu ne connais pas Serge et Véronique, c'est ça?»

Elle secoua la tête.

«Alors, avec qui avons-nous passé la soirée de jeudi?

– Mais tous les deux, tout seuls, balbutia-t-elle. Nous sommes allés au cinéma…

– Qu'est-ce que nous avons vu?

– Péril en la demeure.

– Où ça?

– A Montparnasse, je ne sais plus dans quel cinéma.»

Elle tournait obstinément la cuiller dans sa tasse vide. Emporté par la logique policière de ses questions, il faillit demander qu'elle lui montre les billets, mais bien sûr, personne ne garde les billets de cinéma, même pas durant la projection, il n'y a jamais de contrôle. Il faudrait tout garder, toujours, ne négliger aucune preuve. Comme la tribu animiste, dans le village où ils avaient acheté la couverture: la tradition se perdait mais autrefois, à ce qu'on leur avait dit, les habitants recueillaient précieusement leurs rognures d'ongles, leurs excréments, leurs cheveux, leurs poils coupés, tout ce qui faisait partie d'eux et qui leur permettrait d'entrer au paradis en toute intégrité, non mutilés…

La piste du cinéma ne menait pas très loin. Il était sûr de n'avoir pas vu Péril en la demeure, seulement exprimé l'intention de le voir, un de ces jours, sur la foi d'une critique. Il pressentit qu'à partir de ce moment tout s'accélérerait, que toute question qu'il poserait, ou même, sans question, toute remarque se référant à un passé commun risquerait de provoquer un nouvel éboulement. Il allait perdre ses amis, son métier, l'emploi du temps de ses journées… et l'hésitation le torturait: valait-il mieux poursuivre l'enquête, découvrir l'étendue du désastre, ou faire l'autruche, se taire, ne plus rien dire qui entraîne une nouvelle dépossession?

«Qu'est-ce que je fais dans la vie?, risqua-t-il.

– Architecte.»

Au moins, c'était ça de sauvé.

«Jérôme existe, alors? Il a bien appelé tout à l'heure, pour donner l'adresse du psychiatre?

– Oui, admit-elle. Le docteur Kalenka.

– Et toi, poursuivit-il, enhardi par ce succès, tu travailles bien au service de presse des éditions Belin?

– Oui.

– Tu t'appelles bien Agnès?

– Oui.»

Elle sourit, en écartant la frange qui lui cachait les yeux.

«Tu as bien téléphoné à mes parents il y a dix minutes pour dire qu'on ne viendrait pas déjeuner?»

Il sentit son hésitation. «A ta mère, oui.

– Mais on devait aller déjeuner chez mes parents, comme tous les dimanches, c'est bien ça?

– Ton père est mort, dit-elle. L'année dernière.»

Il resta une minute la bouche ouverte, catastrophé, étonné que les larmes ne coulent pas, et la catastrophe soudain était de nature différente: il souffrait moins, cette fois, de constater une nouvelle perte de mémoire, si atroce fût-elle, que d'apprendre la mort de son père, de savoir qu'il ne le reverrait plus, qu'il ne l'avait plus vu, en réalité, depuis un an. Il se rappelait, pourtant, le déjeuner du dimanche précédent. Et même sa voix, la veille, sur le répondeur. Sa voix qu'il avait effacée.

«Je suis désolée, murmura Agnès en posant timidement la main sur son épaule. J'ai mal aussi», et il ne savait pas si elle avait mal à cause de la mort de son père, du chagrin suffocant qu'il en éprouvait, ou à cause de ce qui se passait tout de suite, entre eux. Il frissonna, pour qu'elle retire sa main dont le contact, brusquement, l'exaspérait. Il aurait voulu aussi qu'elle retire ce qu'elle avait dit, comme si elle avait tué son père en le disant. Quelques minutes plus tôt, il vivait encore.

«Tout à l'heure, gronda-il, tu as dit: "chez tes parents", pas"chez ta mère".»

Elle répondit non, très doucement, secoua la tête encore, et il lui sembla que le catalogue de gestes, d'attitudes, se réduisait entre eux de manière monstrueuse: secouer la tête, fermer les yeux, se passer la main sur le visage… C'étaient des gestes ordinaires, mais qui se répétaient trop, écrasaient tous les autres comme les murs d'une chambre qui se rapprochent jusqu'à emprisonner son occupant, le broyer dans leur étau. Et le mouvement s'accélérait: Serge et Véronique, les vacances à Java dont Agnès, l'avant-veille, se souvenait encore, avaient disparu en vingt-quatre heures. Il suffisait maintenant de quelques minutes pour engloutir son père, sans même qu'il ait tourné le dos, sans que l'espace d'une nuit, d'une absence, ait séparé l'instant où Agnès, il en était sûr, avait dit «tes parents», «tu veux que je téléphone à tes parents?», de celui où son père était rayé du monde. L'horreur s'était passée sous ses yeux, sans qu'il puisse rien faire, et elle allait recommencer. Il aurait voulu poser d'autres questions, reposer même celles qui l'avaient rassuré quelques minutes plus tôt, mais il n'osait plus, persuadé que ces gains allaient lui échapper s'il les misait de nouveau, qu'il ne serait plus architecte alors, qu'Agnès ne serait plus Agnès, dirait s'appeler Martine ou Sophie, et n'être pas sa femme, ne pas savoir ce qu'il faisait ici… Il ne fallait plus rien demander, refuser la tentation de ce toboggan, jusqu'à l'arrivée du psychiatre. Pour survivre. Ne pas téléphoner à sa mère, ne plus rien vérifier, interrompre un interrogatoire dont le docteur Kalenka se chargerait, c'était son métier, il fouillerait dans son passé, lui ferait un résumé… La fatigue, à présent, le submergeait, et une sorte de découragement résigné. Il se leva, ses jambes le portaient mal.