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«Je vais essayer de dormir un peu. Appelle ce psychiatre, s'il te plaît.»

Il gagna la chambre, referma la porte derrière lui. Sans qu'il puisse l'exprimer, le sentiment de la raréfaction des gestes possibles l'obsédait, il lui semblait avoir déjà fait ça; bien sûr qu'il l'avait fait, passer du salon à la chambre, et des centaines, des milliers de fois, mais ce n'était pas pareil, il n'y avait pas alors ce tournis de manège détraqué, venant heurter un butoir, repartant dans l'autre sens sans qu'il puisse ni descendre ni souffler. En s'isolant, aussi, il comptait laisser les coudées franches à Agnès: qu'elle puisse téléphoner à Jérôme, ou encore au psychiatre Sylvain Kalenka sans se sentir surveillée. Organiser une conjuration amicale pour le sauver. Pendant ce temps, il fallait dormir, récupérer, retrouver un peu de lucidité pour aborder la visite dans les meilleures conditions possibles. Lâcher tout, ne plus y penser, ne serait-ce que quelques heures. Dormir. Agnès le réveillerait en douceur lorsqu'il serait temps d'aller au rendez-vous, comme dans son enfance quand, grelottant de fièvre, on le conduisait en voiture chez le médecin, roulé dans une couverture, à demi-inconscient. Bien que généraliste, le médecin de famille avait plusieurs fois pratiqué la dissociation de frères siamois et cette bizarre spécialité lui valait la considération de son père, qui parlait de lui, toujours, en disant «un grand ponte»… La voix de son père s'installait dans son oreille, il se rappelait des phrases entendues récemment, et l'idée que ces phrases n'avaient pu être prononcées que dans son esprit dérangé le faisait grimacer, faute de pouvoir pleurer. Il avala un cachet de somnifère, sans eau, puis la moitié d'un autre, pour être certain de dormir. Puis il ôta ses vêtements, s'étendit, nu, sur le lit qui gardait encore l'empreinte du corps d'Agnès. Il enfonça sa tête dans l'oreiller, murmura le nom d'Agnès, plusieurs fois. Le soleil filtrait au travers des stores vénitiens, on n'entendait aucun bruit, sinon celui, lointain, très lointain, d'une machine à laver qui devait tourner quelque part dans l'immeuble. La lente et molle torsion du linge, observée à travers le hublot, était une image apaisante. Il aurait voulu, de même, laver, essorer longuement son cerveau malade. Agnès, comme lui la veille, ne quitterait certainement pas l'appartement, veillerait sur lui en prenant garde de ne pas troubler son sommeil. Il aurait aimé qu'un bruit léger, de loin en loin, lui signale sa présence, et, n'entendant rien, eut peur qu'elle soit partie, ou qu'elle n'existe plus, elle non plus. Alors il ne resterait plus rien. L'angoisse le fit se lever, entrouvrir la porte. Elle se tenait assise sur le canapé du salon, le buste droit, les yeux fixant le magnétoscope, en face d'elle. Le grincement de la porte lui fit tourner la tête, il vit qu'elle pleurait. «S'il te plaît, dit-il, ne disparais pas. Pas toi.» Elle répondit seulement: «Non. Dors», sans y mettre d'intensité particulière, et c'était mieux ainsi. Il referma la porte, retourna s'allonger.

Dormir, maintenant, ne pas penser. Ou, puisqu'il fallait bien penser à quelque chose, pour s'endormir, se dire qu'il allait bientôt, très bientôt, être entre les mains de la science. Qu'on allait savoir ce qu'il avait. A quoi ressemblerait le docteur Kalenka? L'imagerie populaire représentait traditionnellement le médecin de l'âme sous les traits d'un monsieur d'un certain âge, sagace et barbichu, pourvu d'un rocailleux accent d'Europe centrale, et comme l'imagerie populaire était certainement fausse, tout au moins désuète, il se le figurait en sens inverse comme un type baraqué, direct, aux allures de présentateur télé, ou plutôt de jeune flic, comme ils sont maintenant: veste déstructurée, ou blouson, et cravate en tricot. D'imaginer sa tenue, en détail, l'aiderait à s'endormir. Mais qu'est-ce qu'il était au juste? Psychiatre, psychanalyste, psychothérapeuthe? Sachant que les psychanalystes n'étaient pas forcément médecins, il espérait que Sylvain Kalenka serait un psychiatre: dans un cas comme le sien, il ne fallait pas tomber sur un type qui prétendrait le faire parler, raconter son enfance pendant deux ans, tout en hochant la tête et en faisant mine de trouver ça intéressant, mais sur un partisan de cures plus musclées, un fonceur efficace, diplômé, qui dirait au bout d'un quart d'heure, sans hésitation: voilà, c'est ça, votre maladie porte tel nom, se soigne avec tel médicament, je connais, vous n'êtes pas le premier. Les mots rassurants d'amnésie partielle ou passagère, de dépression nerveuse, de décalcification, dansaient dans sa tête où résonnait toujours le «grand ponte» respectueux de son père. Et Jérôme, certainement, n'aurait pas recommandé un charlatan, ni un petit ponte. Mais, si grand ponte qu'il fût, était-il possible que le docteur Kalenka ne soit pas déconcerté par un patient persuadé d'avoir eu une moustache pendant dix ans, d'avoir passé ses vacances à Java, d'avoir encore son père, des amis portant tel nom, alors que son épouse lui expliquerait patiemment que non, qu'il avait toujours été glabre, qu'ils n'étaient jamais allés à Java, que son père était mort l'an dernier et qu'il en avait été très affecté? Peut-être même fallait-il chercher là l'origine de sa crise, une crise à retardement, d'autant plus violente qu'elle avait longtemps incubé.

Il gloussa nerveusement, saisi par l'appréhension classique du malade qui, dans l'antichambre du médecin, craint de voir disparaître les symptômes qu'il s'apprêtait à lui soumettre. Et si, devant le docteur Kalenka, tout rentrait dans l'ordre, s'il se rappelait brusquement n'avoir jamais porté de moustache, avoir enterré son père l'an dernier? Et si au contraire, en examinant les photos, Kalenka lui donnait raison, voyait la moustache et le jugeait fou parce qu'il se ralliait à l'avis d'Agnès, admettait une aberration qu'un simple coup d'œil suffisait à dissiper? Son père serait vivant, alors, il pourrait lui téléphoner, expliquer ce qui arrivait à Agnès… Il se débattait mollement, à présent, entre la conviction que caresser ce rêve était dangereux, malsain, et celle que le plaisir qu'il en tirait l'aiderait à s'endormir. D'où venait, après tout, sa docilité? Des affirmations d'Agnès et de Jérôme? En y réfléchissant, il sentait poindre une sorte d'excitation, celle du détective confronté à une énigme apparemment insoluble et découvrant soudain que, depuis le début, il l'envisage sous un angle faussé, qu'un brusque changement de perspective va, il sent qu'il brûle, lui en révéler la clé. Quelles hypothèses, en fait, avait-il examinées? Premièrement, il était fou. Et ça, en réalité, même si les apparences militaient contre lui, il savait bien que non. Signe de folie, bien sûr, on peut toujours dire ça, mais non, non, ses souvenirs étaient bien trop précis. Donc son père vivait, ses amis existaient, il avait rasé sa moustache. En admettant cela, deuxième hypothèse: Agnès était folle. Impossible, les autres ne seraient pas entrés dans son jeu. Au début si, peut-être, croyant à une blague, mais pas ensuite, pas Jérôme, quand il était devenu clair que l'affaire dépassait ces proportions bénignes. Troisièmement: Agnès faisait bel et bien une blague, la poussait très loin et s'était assurée leur complicité. Même objection: on aurait arrêté les frais en voyant que ça tournait au vinaigre. En outre, à cause de Sylvie, Jérôme ne plaisantait pas avec ce genre de choses et, de toute manière, en pleine charrette, son intérêt était que son associé vienne travailler à l'agence, pas qu'il se morfonde chez lui en croyant devenir dingue. Restait un quatrièmement, qu'il n'avait pas envisagé jusqu'à présent. C'était qu'il s'agissait d'autre chose que d'une blague, même de très mauvais goût, de quelque chose de beaucoup plus grave, qu'il fallait bien regarder en face, au moins à titre d'hypothèse: un plan dirigé contre lui, visant à le rendre fou, à le pousser au suicide ou à le faire enfermer dans une cellule capitonnée.