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De retour à La Muette, il s'assit sur un banc et s'efforça de pleurer, espérant ainsi calmer ses nerfs, recouvrer une lucidité qu'il sentait flancher. Il était en plein Paris, dans un quartier paisible, par un après-midi de printemps, et on voulait le rendre fou, le tuer, et il n'avait nulle part où aller. Il fallait qu'il fuie, vite, avant qu'ils n'arrivent. Il savait que son trouble suffirait à confirmer tout ce qu'ils diraient, s'ils décidaient de le faire enfermer tout de suite, sans plus attendre. Et s'il prenait les devants? S'il allait trouver, soit les flics, soit un hôpital, en racontant tout? Mais la perspective, justement, de tout raconter, de dévider ce qui, aux yeux de n'importe quelle personne sensée ne pouvait apparaître que comme un tissu d'absurdités, de voir le flic, devant lui, téléphoner à Agnès en lui demandant de venir le chercher… Non, ce n'était pas possible. Aucun refuge, personne à qui se confier. S'il avait eu une maîtresse, une double vie… mais sa vie était liée à celle d'Agnès, ses amis étaient les siens, elle avait dû leur faire la leçon, appeler l'un d'entre eux revenait à se livrer à l'un de ses rabatteurs, à se jeter dans la gueule du loup. Il fallait fuir, vite, laisser derrière lui son père peut-être mourant – pourquoi pensait-il ça? – gagner un répit. Un hôtel? Dangereux aussi, ils chercheraient de ce côté-là, il se ferait cueillir au réveil. Plus loin, mettre de la distance, du temps, entre lui et ce cauchemar. Quitter la ville, le pays, oui, c'était la seule solution.

Mais comment? Il avait cinquante francs sur lui, ni chéquier, ni passeport, ni carte de crédit. II fallait qu'il repasse à l'appartement. II ricana: s'il allait à l'hôtel, un des cinq cents ou mille hôtels de Paris, il croyait se jeter dans la gueule du loup et rentrer chez lui, ça oui, c'était faisable? Ridicule, sauf que… Sauf qu'ils devaient l'attendre n'importe où sauf là, s'être lancés à sa recherche et qu'il suffisait de téléphoner pour s'assurer qu'ils étaient absents. Dans leur situation, aucune chance qu'ils ne décrochent pas. Enfin, très peu de chances, c'était un risque à courir. II se leva, voulut faire avant de partir une dernière tentative pour retrouver l'immeuble de ses parents, mais non, le temps pressait, il héla un taxi, se fit conduire au carrefour Duroc. Son plan, dans sa simplicité, lui semblait lumineux, il en riait presque.

Arrivé à destination, il se précipita dans le café d'angle, remarquant au passage que la population de la terrasse s'était clairsemée. L'après-midi tirait à sa fin, l'air fraîchissait. Au comptoir, il demanda à téléphoner, le garçon dit que le téléphone était réservé aux consommateurs.

«Alors, faites-moi un café, le plus dégueulasse possible, et buvez-le à ma santé.»

L'autre, en tirant la gueule, lui tendit un jeton, il posa un billet sur le comptoir et descendit au soussol en se félicitant de sa repartie, qui lui semblait témoigner de la sûreté de ses réflexes. La cabine puait, il chercha son numéro dans l'annuaire, puis le composa. Agnès décrocha aussitôt, mais il avait prévu le coup, il n'allait pas se laisser démonter, au contraire.

«C'est moi, dit-il.

– Où es-tu?

– A La Muette. Chez… chez ma mère.» Il gloussa intérieurement, c'était une bonne réplique. «Viens tout de suite.

– Mais tu es fou. Tu as rendez-vous dans une heure chez le docteur Kalenka, avenue du Maine.

– Justement. Prends la voiture et viens me chercher. Je serai au café d'angle, à La Muette. Je t'attends.

– Mais…»

Elle se tut. Il pouvait l'entendre réfléchir au bout du fil. Respirer, en tout cas.

«D'accord, dit-elle. Mais je t'en prie, ne t'en va pas.

– Non, je t'attends.

– Je t'aime», cri a-t-elle pendant qu'il raccrochait.

Il murmura: «Salope», cogna du poing contre la cloison de la cabine, puis remonta en hâte au rez-de-chaussée, se plaça derrière une colonne d'où, sans risque d'être repéré du dehors, il verrait la voiture passer. A cause des sens interdits, elle ne pouvait pas éviter le carrefour. Le temps qu'elle descende, il revint au comptoir et demanda un autre jeton. Il regrettait un peu d'avoir été désagréable avec le garçon; si par hasard celui-ci refusait, cela compromettrait vaguement son plan. Mais l'autre ne sembla même pas le reconnaître et, serrant le jeton dans sa paume humide, il regagna son poste d'observation.Comme prévu, il vit passer la voiture, qui s'arrêta au feu. D'où il se tenait, en dépit du reflet sur la vitre, il reconnaissait le profil d'Agnès, sans pouvoir cependant saisir son expression. Quand elle tourna dans le boulevard des Invalides, il redescendit au sous-sol, forma de nouveau le numéro, laissa sonner, en vain. Dans sa hâte, elle avait omis de brancher le répondeur. Et Jérôme n'était pas là. Au pire, s'il y était et ne décrochait pas, il se sentait de force à lui casser la figure.

Il sortit du café, courut jusque chez lui en pensant que deux heures plus tôt, il courait exactement en sens inverse, qu'il était alors un fuyard et que maintenant il maîtrisait la situation, qu'il avait manœuvré comme un chef pour s'introduire sans risque dans le camp adverse. Personne dans l'appartement. Il courut vers le secrétaire, ouvrit le tiroir oùse trouvait son passeport qu'il ramassa, ainsi que ses cartes de crédit: American Express, Visa, Diner's Club. Il trouva même de l'argent liquide. Agnès n'aurait pas dû négliger ces détails, c'est ainsi, pensa-t-il avec satisfaction, que capotent les plans les mieux organisés. Il voulut laisser un mot sarcastique, «je vous ai bien eus» ou quelque chose de ce genre, mais n'en trouva pas la formulation. Près du téléphone, il avisa l'interrogateur à distance du répondeur et le fourra dans sa poche, puis il quitta l'appartement. Avant même d'atteindre le carrefour, il trouva un taxi et demanda qu'on le conduise à l'aéroport de Roissy. Tout se passait bien, comme un hold-up minutieusement préparé. Il n'avait plus du tout sommeil.

La circulation était fluide, ils rejoignirent sans peine le boulevard périphérique, puis l'autoroute. Durant le trajet, il prit plaisir à écarter, au nom de la logique et de la vraisemblance, les obstacles qui pouvaient empêcher son départ. A supposer que, découvrant la disparition du passeport et des cartes de crédit, Agnès et Jérôme devinent son intention, ils n'auraient jamais le temps de l'arrêter avant sa montée dans l'avion. Quant à faire transmettre son signalement à la police des aéroports, c'était une mesure hors de leur portée. Il regrettait presque d'avoir pris sur eux une telle avance, se privant du spectacle de leurs silhouettes minuscules en train de courir sur la piste tandis que l'avion décollait, de la fureur qu'ils éprouveraient à le voir leur échapper de si peu. Il se demanda combien de temps il lui faudrait attendre pour partir, obtenir une place sur un vol dont la destination lui était égale, pourvu qu'elle fût lointaine. Le fait d'arriver sans bagages, de demander un billet pour n'importe où lui procurait une sorte d'ivresse, une impression de liberté royale qu'il croyait dévolue aux héros de cinéma et qu'altérait à peine la crainte que, dans la vie, ça ne se passe pas aussi facilement. Mais il n'y avait aucune raison, après tout. Et cette ivresse augmenta encore quand le chauffeur demanda «Roissy 1 ou 2?»: il se sentit riche d'un pouvoir de choix planétaire, libre de décider à son gré, tout de suite, s'il aimait mieux s'envoler pour l'Asie ou pour l'Amérique. En fait, il ne savait pas très bien à quelles régions du monde, ou à quelles compagnies, correspondaient les divisions de l'aéroport, mais cette ignorance entrait dans l'ordre normal des choses, il n'en éprouvait aucune gêne et il dit au hasard «Roissy 2, je vous prie», se renfonça dans la banquette, sans inquiétude aucune.