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Ensuite, tout alla très vite. Il consulta le tableau des départs: en s'accordant une marge d'une heure, le temps d'établir le billet, il avait le choix entre Brasilia, Bombay, Sydney et Hong-Kong, et, comme par enchantement, il restait de la place pour Hong-Kong, aucun visa n'était nécessaire, l'hôtesse au guichet ne parut pas surprise, dit seulement que ça risquait d'être juste pour l'enregistrement des bagages. «Pas de bagages!», déclara-t-il fièrement, en levant les bras, un peu déçu cependant qu'elle n'en ait pas l'air plus étonnée. Le contrôle du passeport ne posa pas davantage de problèmes et le va-et-vient indifférent du regard de l'employé entre sa photographie moustachue et son visage en passe de le redevenir dissipa ses dernières appréhensions: tout était en ordre. Moins d'une demi-heure après son arrivée à Roissy, il s'endormait dans le terminal de départ. Quelqu'un, un peu plus tard, lui toucha l'épaule et dit qu'il était temps, il tendit sa carte d'embarquement, piétina jusqu'à son fauteuil où, à peine assis, sa ceinture bouclée, il s'endormit de nouveau.

On lui toucha encore l'épaule, à l'escale de Bahrein. Il mit quelques instants à se rappeler où il était, sa destination, ce qu'il fuyait, et se laissa porter sans bien comprendre par le flot des passagers ensommeillés qu'un règlement quelconque obligeait à descendre, bien qu'on ne changeât pas d'avion, pour patienter dans une salle de transit. C'était un long corridor coupé par une travée d'échoppes brillantes où l'on vendait des produits détaxés, ouvrant d'un côté sur la piste de l'aéroport, de l'autre sur une étendue où l'œil se repérait mal parce qu'il faisait nuit, que les lumières de la salle se reflétaient dans les vitres et aussi parce qu'il n'y avait rien à voir que des constructions basses, vers l'horizon, sans doute d'autres bâtiments de l'aéroport. La plupart des hommes et des femmes qui somnolaient sur les banquettes portaient le costume arabe, ils devaient attendre un autre avion. Il s'assit à l'écart, partagé entre l'envie de replonger dans le sommeil, de regagner plus tard sa place, comme un zombie, de dormir jusqu'à Hong-Kong sans se poser de questions, et le sentiment diffus qu'il fallait faire le point et que, passée l'excitation du départ, ce ne serait pas facile. L'idée de se trouver à Bahrein, au nord du golfe Persique, fuyant un complot fomenté par Agnès, lui semblait à présent si incongrue que toutes ses pensées, encore confuses, tendaient moins à examiner la situation qu'à s'assurer de sa réalité. Il se leva, gagna les toilettes où il se passa de l'eau froide sur le visage, se regarda longuement dans la glace. Derrière lui, la porte s'ouvrit, livrant le passage à un autre voyageur, et il se hâta de remettre dans sa poche le passeport qu'il venait d'en sortir pour le présenter au miroir, comparer. Puis il retourna dans la salle de transit, marcha un moment pour s'éclaircir les idées, louvoyant entre les deux rangées de banquettes que séparait le bloc tronçonné des boutiques hors-taxe auxquelles il feignit de s'intéresser, regardant les étiquettes des cravates, les gadgets électroniques, jusqu'à ce qu'une vendeuse s'approche, dise «May I help you, Sir?», et qu'il batte en retraite. En se rasseyant, il remarqua dans le cratère d'un cendrier sur pied un paquet de cigarettes Marlboro, vide et surtout déchiqueté d'une manière qui lui sembla familière, bien qu'un effort fût nécessaire pour se rappeler ce qu'évoquait ce dépiautage. Cela revint: deux ou trois ans plus tôt, une rumeur avait circulé à Paris, peut-être ailleurs, il n'en savait rien, d'origine aussi mystérieuse que ces histoires drôles qui naissent, se colportent, puis disparaissent sans qu'on sache jamais qui a pu les lancer, et cette rumeur prétendait que la firme Marlboro avait partie liée avec le Ku Klux Klan dont elle assurait la publicité clandestine par certaines marques de reconnaissance incorporées au dessin du paquet. Ce que l'on démontrait en faisant valoir tout d'abord que les lignes séparant les espaces rouges des espaces blancs formaient trois K, un côté pile, un côté face, un sur la tranche supérieure, ensuite que le fond de l'emballage intérieur était orné de deux points, l'un jaune, l'autre noir, ce qui signifiait: «Kill the niggers and the yellow». Que ce fût vrai ou non, cette explication avait eu quelque temps la valeur d'un divertissement de société et l'on voyait souvent; sur les tables des cafés, des paquets déchiquetés témoignant que quelqu'un s'était livré au numéro. Ces vestiges, petit à petit, étaient devenus plus rares, parce que les initiés, trop nombreux, ne trouvaient plus personne à initier, parce qu'on s'était lassé, mais surtout parce que ça ne marchait pas à tous les coups. Agnès qui, à l'époque, ne manquait pas une occasion de faire la démonstration, tirait même de ses échecs de plus en plus nombreux à trouver les points jaune et noir la preuve inattaquable de l'authenticité de l'anecdote: le secret du message s'étant répandu, les manitous de chez Marlboro avaient selon elle renoncé à le faire circuler sous cette forme, il restait donc à découvrir où ils avaient bien pu le transférer. Par désœuvrement, il examina le paquet avec minutie, mais sans succès, puis se leva, alla acheter dans une boutique hors-taxe une cartouche qu'il paya avec sa Carte American Express. Il fuma une cigarette, puis une autre. En face de sa banquette, sur le planisphère moucheté de pendules indiquant l'heure dans différentes régions du monde, l'Espagne manquait, inexplicablement remplacée par une mer d'un bleu soutenu qui s'étendait des Pyrénées à Gibraltar. Il était 6 h 14 à Paris.

A 6 h 46, sur le même fuseau horaire, une voix féminine diffusée par les haut-parleurs avec une légère saturation pria les voyageurs à destination de Hong-Kong de regagner l'avion. Il y eut un frottement de pieds dans la lumière jaune, un homme réveillé en sursaut chaussa des lunettes noires pour chercher autour de lui sa carte de transit qui avait glissé sous la banquette. Un peu plus tard, les lumières basculèrent dans les hublots, les plafonniers de la cabine s'éteignirent. Les passagers s'enroulaient dans des couvertures à motifs écossais, rouge et vert, qu'ils retiraient d'enveloppes en plastique. Certains, pour lire, allumaient leur veilleuse, c'était la nuit, en plein ciel, il veillait, et c'était aussi le réel.

L'avion se posa à Hong-Kong en fin d'après-midi. Il resta assis pendant qu'autour de lui les passagers s'agitaient, empoignaient leurs bagages à main, que l'hôtesse récupérait les écouteurs de plastique abandonnés sur les sièges, et descendit le dernier, à regret. Il s'était accoutumé à la vie ralentie de la cabine; la succession régulière des repas, des films, des annonces par haut-parleur n'avait pas vraiment engourdi sa lucidité, mais ne lui offrait aucune résistance, un peu comme une chambre où il serait prévu qu'on se cogne sans arrêt la tête contre les murs et qu'on aurait garnie, par humanité, d'un rembourrage en caoutchouc. Il sourit en réfléchissant au sens de cette pensée, qui lui était venue tout naturellement: en somme, il aspirait à la cellule capitonnée, sans se l'avouer ni se croire fou pour autant, simplement pour y être à l'abri. Et à partir de maintenant, c'était fini, il s'exposait en terrain découvert.

Une buée de chaleur brouillait les silhouettes vitrées des immeubles qui se dessinaient derrière les bâtiments de l'aéroport. Voyageant sans bagages, il put franchir très vite les guichets de la douane, le contrôle des passeports, et se retrouva dans le hall d'arrivee, entouré de gens qui couraient, poussaient des caddies, agitaient des pancartes, se palpaient avec véhémence, en parlant très fort, une syllabe gutturale, une autre chantante, il n'y comprenait rien, bien entendu. Il ôta sa veste, la jeta sur son épaule. Que faire, à présent? Prendre un billet de retour? Téléphoner à Agnès pour lui demander pardon? Sortir de l'aéroport, marcher tout droit jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose? Il resta un moment immobile dans la bousculade puis, comme si ces actions avaient été aussi obligatoires que les formalités de débarquement, entraient dans un cycle de gestes qu'il fallait accomplir à leur suite et qui donc différaient le moment de prendre une décision, il alla de guichet en guichet jusqu'à ce qu'il trouve celui de l'American Express et se procura, en dollars de Hong-Kong, l'équivalent de 5000 F. Il les répartit dans les poches de son pantalon, qui lui collait aux cuisses. Puis, sur le conseil de l'employé qu'il avait interrogé en anglais, il gagna un bureau de tourisme et réserva une chambre dans un hôtel de catégorie moyenne, choisi sur catalogue. On lui donna un bon pour le trajet en taxi, ce qui s'avéra utile car le chauffeur ne comprenait pas l'anglais. La voiture s'engagea dans un dédale de rues grouillantes de monde, bordées de gratte-ciel déjà anciens, décrépits, hérissés de perches à linge et de climatiseurs qui gouttaient au point de former des mares sur les trottoirs défoncés au marteau-piqueur. Certains de ces immeubles semblaient en cours de démolition sans avoir pour autant été évacués, on en construisait d'autres, partout des palissades protégeaient des chantiers, de grands échafaudages de bambou, des bétonneuses entre lesquelles piétons et voitures louvoyaient en faisant brailler des radios, au rythme d'un embouteillage paradoxal dont on aurait projeté le film en accéléré. Le taxi déboucha enfin sur une avenue plus large, puis le déposa devant l'hôtel King où il avait réservé et où le réceptionniste lui fit remplir une fiche avant de le conduire jusqu'à sa chambre, au 18e étage. Le froid créé par le climatiseur, une grosse boîte encastrée dans le mur humide, lui fit découvrir qu'il suait abondamment. Il tenta de régler l'appareil qui, après qu'il eut tourné un bouton, hoqueta puis se transforma en puissante soufflerie, enfin interrompit toute manifestation d'activité, de sorte qu'il entendit le brouhaha de la rue. Derrière un store métallique, la fenêtre était scellée. Le front appuyé contre la vitre, il observa un moment la circulation en contrebas puis, la chaleur revenant, se dévêtit, prit une douche en repoussant opiniâtrement le rideau de plastique qui venait se coller contre lui. Enveloppé dans une servietteéponge, il revint dans la chambre, s'étendit sur le lit et croisa les bras derrière la tête.