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Voilà. Et maintenant?

Maintenant, soit il restait couché sur ce lit jusqu'à ce que ça passe, mais il savait que ça ne passerait pas, soit il retournait tout de suite à l'aéroport, s'installait sur une banquette jusqu'au premier avion pour Paris, mais il n'en avait pas le courage, soit il décidait que, tout comme il lui avait fallu un toit pour dormir, il lui fallait maintenant des vêtements de rechange, une brosse à dents, un rasoir, il descendait acheter tout ça et se retrouvait, à brève échéance, dans la même position, couché sur le lit, se demandant: et maintenant?

Il resta sans bouger, sans mesurer le temps, jusqu'à ce qu'il fasse nuit. Alors il décida d'appeler au moins Agnès. Il y avait le téléphone dans la chambre, mais il ne parvint à obtenir ni une ligne directe – de toute manière, il ignorait l'indicatif pour la France – ni la réception. Il se rhabilla, ses vêtements sentaient la sueur, et descendit au rez-de-chaussée. Le réceptionniste, qui parlait anglais, accepta de former le numéro pour lui mais, après un temps assez long, émergea du bureau situé derrière le comptoir, en disant que ça ne répondait pas. Étonné qu'Agnès, en s'absentant, n'ait pas branché le répondeur, il insista pour que l'autre refasse une tentative, qui n'aboutit pas davantage, et sortit.

Nathan Road, la grande et bruyante avenue sur laquelle donnait son hôtel, était illuminée comme les Champs-Élysées lors des fêtes de Noël, la circulation s'effectuait sous des arcs de lampions rougeoyants qui figuraient des dragons. Il marcha sans but dans la foule dense et indifférente, l'odeur un peu fade de la cuisine à la vapeur, parfois du poisson séché. A mesure qu'il avançait, les magasins devenaient plus luxueux, on y vendait surtout du matériel électronique détaxé et de nombreux touristes faisaient leurs emplettes. A l'extrémité de l'avenue, qu'il avait fini de descendre, une grande place ouvrait sur la baie, de l'autre côté de laquelle s'étendait un miroitant chaos de gratte-ciel étagés au flanc d'une montagne dont le sommet se perdait dans la brume nocturne. Se rappelant des photos vues dans des magazines, il pensa que cette cité spectaculaire était Hong-Kong et se demanda où il se trouvait, lui. Profitant, encore une fois, de pouvoir confesser une ignorance qui n'avait rien d'anormal, il posa la question à une Européenne en short, du genre routarde, qui devait être hollandaise ou scandinave, mais dit tout de même: «Here, Kowloon» et le nom lui était vaguement familier, il avait dû le lire quelque part. Il comprit, en regardant le plan déplié par la routarde, qu'une partie de la ville se trouvait sur l'île, en face de lui, l'autre sur le continent, un peu comme Manhattan et New York, et qu'il avait choisi son hôtel dans la portion continentale, Kowloon donc.

Un service de ferry reliait les deux rives, les gens, apparemment, l'empruntaient comme le métro. S'insérant dans la foule, il se dirigea vers l'embarcadère, acheta un billet, attendit que le ferry glisse contre le quai, que les passagers descendent, et monta quand l'employé livra le passage. Le trajet lui plut tant qu'une fois parvenu de l'autre côté, il pensa ne pas débarquer, repartir dans l'autre sens sans quitter sa place et, l'employé lui ayant fait signe qu'il fallait descendre, il obéit, mais reprit aussitôt un ticket et recommença. Après trois aller-retour, familiarisé avec la manœuvre, il comprit que, plutôt que d'acheter un ticket à chaque fois, il était plus rapide et pratique de glisser dans une fente une pièce de 50 cents, commandant le tourniquet automatique, et fit en sorte, quand il acheta son dernier ticket, de se faire rendre une provision de pièces suffisamment abondante pour ne plus quitter le bateau avant l'heure de fermeture, dont il ne s'informa pas. Il découvrit ensuite une autre particularité du ferry qui était son entière réversibilité: l'avant était la direction vers laquelle on allait, l'arrière celle dont on s'éloignait, mais, hors de l'eau, il aurait été impossible de distinguer la proue de la poupe. Les dossiers des sièges, même, coulissaient dans des fentes latérales, de manière qu'on puisse les orienter dans le sens désiré et, spontanément, d'un tour de main, les gens les renversaient afin de se tourner en direction opposée à leurs prédécesseurs. Quand on allait vers Hong Kong, tout le monde, même le nez dans son journal, faisait face à Hong-Kong, et de même pour Kowloon. De cette coutume, qui lui sembla par la suite évidente, il s'aperçut à la faveur d'un incident: il venait de remonter dans le bateau et, par jeu, reprenait la place qu'il avait dû abandonner deux minutes plus tôt. Relevant la tête, il se rendit compte qu'il avait oublié le geste de rabat du dossier et se tenait donc seul, à seul, à contre-courant, face à tous les autres passagers. Ceux-ci, du reste, ne paraissaient nullement s'en soucier, pas même le trio de lycéennes en socquettes blanches qu'il s'attendait à voir pouffer; on le regardait sans ironie ni animosité, comme s'il avait été un élément du paysage urbain dont le ferry se rapprochait. Il eut un instant de gêne, mais l'indifférence générale lui procura tout de suite après un sentiment d'apaisement et il interrompit le geste de réversion qu'il amorçait, resta à sa place et même éclata de rire. Seul contre tous, seul à soutenir qu'il avait une moustache, un père, une mémoire dont on le spoliait, mais ici, apparemment, cette singularité ne se remarquait pas, tout ce qu'on exigeait de lui, c'était qu'il descende du ferry une fois à quai, libre d'y remonter en acquittant le péage. L'idée lui vint, folle mais enivrante, qu'il pourrait très bien rester à HongKong, ne plus donner de ses nouvelles, n'en attendre aucune d'Agnès, de ses parents, de Jérôme, les oublier, oublier son métier et trouver n'importe quoi à faire pour subsister ici, ou ailleurs aussi bien, en un lieu en tout cas où on ne le connaissait pas, où personne ne s'intéressait à lui, où on ignorerait toujours s'il avait ou non porté une moustache. Tourner la page, reprendre à zéro, vieille et vaine rengaine de tous les aigris de la planète, pensa-t-il, sauf que son cas à lui était quelque peu différent. A supposer qu'il rentre et qu'au lieu de le mettre au cabanon on s'accorde tacitement à passer l'éponge, à recommencer tout comme avant, à l'agence et à la maison, la vie reprendrait peut-être, mais empoisonnée à jamais. Empoisonnée non seulement par le souvenir de cet épisode, mais surtout par la crainte constante de ses séquelles, le risque de voir l'horreur ressurgir au détour d'une conversation. Une allusion innocente à des souvenirs communs, à une personne ou un objet, et il lui suffirait de voir Agnès pâlir, se mordre les lèvres, de noter un silence prolongé pour savoir que voilà, ça recommençait, que l'univers se désagrégeait à nouveau. Vivre ainsi, en terrain miné, avancer à tâtons dans l'attente de nouveaux éboulements, aucun être humain ne saurait le supporter. Il comprenait que cette perspective l'avait poussé à la fuite, bien davantage que l'hypothèse ridicule d'un complot contre lui. Dans sa fièvre de la veille, il s'en rendait mal compte, mais c'était l'évidence: il fallait disparaître. Pas forcément du monde, mais en tout cas du monde qui était le sien, qu'il connaissait et qui le connaissait, puisque les conditions de la vie dans ce monde-là étaient désormais sapées, gangrenées par l'effet d'une monstruosité incompréhensible et qu'il fallait soit renoncer à comprendre, soit affronter entre les murs d'un asile. Il n'était pas fou, l'asile lui faisait horreur, restait donc la fuite. A chaque nouvelle traversée, il s'exaltait davantage, comprenait qu'il avait choisi la seule issue possible et que seul un instinct de conservation à peine conscient mais vivace l'avait dissuadé, à l'aéroport, de reprendre un billet pour Paris, de revenir se jeter dans la gueule du loup. Sa place n'était plus parmi les siens, songeait-il, conscient de faire vibrer une corde de sentimentalité héroïque qui renforçait sa détermination, tout comme les métaphores concernant les éponges qu'il est inutile de passer lorsque le seul recours est de changer la nappe, ou même la table. Il devinait déjà, cependant, qu'il lui serait difficile d'entretenir cette exaltation qui risquait de retomber toute seule, une fois quitté le ferry. Le monde, pour l'instant, se résumait à ce roulis léger, au miroitement de l'eau sombre, au grincement des câbles d'acier, au cliquetis des grilles qui s'ouvraient pour le débarquement des uns, l'embarquement des autres, à ce va-et-vient immuable et réglé auquel il se laissait aller, hors d'atteinte, dans la tiédeur du soir. Mais il ne pouvait pas passer le reste de sa vie sur le ferry reliant Kowloon à Hong-Kong, s'arrêter là, sur cette image, comme s'arrête le film où Charlot, poursuivi par les flics de deux états mitoyens, sautille éternellement, les pieds en canard de chaque côté de la frontière. Après cette image, il y a un fondu au noir, puis le mot fin s'inscrit sur l'écran, et il n'existe pas, dans la vie, d'équivalent à cette fin suspendue. Si, pourtant: on peut s'arrêter. Accoudé au bastingage, à l'arrière provisoire du bateau, il observait depuis le départ le sillage puissant, suivait de l'œil la courbe écumeuse jusqu'à l'hélice dont il pouvait presque sentir la trépidation sous le plancher du pont. Il suffirait de se laisser tomber, c'était facile. En quelques secondes, il serait déchiqueté par les pales vrombissantes. Personne n'aurait le temps d'intervenir, les passagers du pont, peu nombreux à cette heure, pousseraient des cris, s'agiteraient, feraient stopper le ferry et au mieux on retrouverait quoi? Des bouts de barbaque mêlés aux ordures du port, aux poissons crevés, aux cageots, des vêtements en pièces. Peut-être l'interrogateur à distance, son passeport, en cherchant bien. Et encore: on n'irait pas draguer toute la baie de Hong-Kong pour Identifier un touriste inconnu. Rien de l'empêchait d'ailleurs, pour fignoler, de détruire son passeport avant de sauter, d'éliminer ainsi toute trace de son passage. Mais non, il avait rempli la fiche de l'hôtel. Le recoupement, en fait, serait très facile: deux jours après, le consul de France à Hong-Kong aurait le privilège d'annoncer l'accident à sa famille. Il l'imaginait très bien au téléphone, si toutefois c'était par téléphone qu'on accomplissait ce pénible devoir. Et Agnès au bout du fil, les dents serrées, les pupilles dilatées… Mais ce serait moins horrible, pour elle, à tout prendre, que d'attendre des semaines, des mois, des années sans nouvelles, d'oublier peu à peu, par la force des choses, sans jamais savoir ce qui s'était passé. De se rappeler seulement, tout le reste de sa vie, ces trois jours d'horreur, les phrases prononcées au téléphone lors de son dernier appel, de La Muette prétendument. Elle avait crié «Je t'aime» avant de raccrocher, et lui avait pensé «Fumier» ou «Salope», il l'avait haïe alors qu'elle était sincère, alors qu'elle l'aimait… Le souvenir de ce dernier cri, condamné à rester sans écho, l'émut jusqu'aux larmes. N'osant le hurler, il scanda à voix basse: «Je t'aime Agnès, je t'aime, je n'aime que toi…», et c'était vrai aussi, encore plus vrai parce qu'il l'avait détestée, parce qu'il s'était montré indigne de la confiance qu'elle n'avait cessé de lui porter. Ele n'avait jamais flanché, elle. Il aurait tout donné pour la tenir dans ses bras à nouveau, enserrer son visage, répéter «c'est toi», l'entendre de sa bouche et ne plus jamais cesser de la croire. Quoi qu'il advienne, même contre toute évidence, même si elle appuyait un revolver sur sa tempe, à l'instant où elle presserait la gâchette, où son cerveau se répandrait hors de son crâne fracassé, il penserait: «Elle m'aime, je l'aime, et cela seul est vrai.»