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Et maintenant? pensa-t-il en s'asseyant sur les marches humides de la jetée.

Maintenant, il pouvait toujours regagner son hôtel, sur la rive opposée. Il serait sans doute facile de trouver un petit bateau qui accepte de jouer les taxis, mais il n'en avait pas envie. Il n'avait pas envie non plus de s'aventurer dans la ville qui se dressait derrière lui, dont les lumières se reflétaient dans l'eau grasse de la baie. Alors, rester sur la jetée, attendre le lever du jour et reprendre le ferry? Recommencer le lendemain, et les jours qui suivraient? En dépit de l'absurdité de ce projet, aucun autre ne lui venait à l'esprit et il se surprenait à en examiner les conditions matérielles, à faire des calculs. En restant sur le bateau de sept heures à minuit, en dormant la nuit sur la jetée, combien de temps pourrait-il tenir? La traversée coûtait 50 cents, il en effectuait environ quatre par heure, soit 2 dollars de l'heure, à raison de 17 heures par jour, cela revenait à 34 dollars la journée et encore, peut-être existait-il des forfaits. En comptant six dollars de nourriture, hamburgers, soupes ou nouilles peu coûteuses, il s'en tirait à 40 dollars HongKong par jour, environ 40 francs s'il avait bien compris le taux de change. Multipliés par 365 jours, 14600 F par an, pas même une brique et demie, c'était ce qu'il gagnait par mois à Paris et à peine le double du budget alloué pour l'entretien des fous dans le Sud-Ouest. Il suffirait, de temps à autre, qu'il aille chercher de l'argent grâce à l'une de ses cartes de crédit et le sursis, à ce train, devenait pratiquement illimité. Sauf qu'au bout d'un moment la banque s'étonnerait; Agnès devait avoir prévenu de sa disparition les services responsables des cartes de crédit, elle ne tarderait pas à retrouver sa trace. Il l'imaginait débarquant à Hong-Kong, ivre d'inquiétude, le rencontrant sur le ferry, et lui, alors, lui expliquerait calmement que la vie lui était devenue trop pénible, qu'il ne la supportait que dans ces conditions, en prenant le ferry à longueur de journée, qu'il retrouvait à ce prix seulement la paix de l'âme et que, si elle l'aimait, la seule chose qu'elle pouvait désormais faire pour lui consistait à le débarrasser de ses cartes de crédit, à lui verser chaque année l'argent nécessaire, environ 15000 F donc, sur un compte qu'elle lui ouvrirait dans une banque locale, et à le laisser seul. Elle pleurerait, l'embrasserait, le secouerait, mais finirait par céder, que faire d'autre? De temps en temps, fréquemment au début, de moins en moins par la suite, elle ferait le voyage de Hong-Kong, viendrait le rejoindre sur son ferry, lui parlerait doucement en lui tenant la main, en évitant de prononcer certains mots. Kowloon-Hong-Kong, Hong-Kong-Kowloon, elle s'habituerait à le voir vivre ainsi, à la longue. Peut-être ne serait-elle pas seule, peut-être aurait-elle refait sa vie. A l'homme qui l'accompagnerait et resterait discrètement sur le quai, elle expliquerait tout, montrerait ce clochard hébété, devenu pour les usagers du ferry une sorte de mascotte bizarre, bientôt mentionnée dans les guides touristiques, The crazy Frenchman of the Star Ferry, et dirait: «Voilà, c'est mon mari.» Ou bien elle n'en parlerait à personne, ses amis ignoreraient toujours la raison de ses pèlerinages solitaires en Asie. Et lui, le mari, hocherait doucement la tête. A la fin de la journée, elle voudrait le persuader de l'accompagner à son hôtel, une nuit au moins, et il dirait non, toujours doucement, étendrait sa natte sur la jetée, il ne serait jamais allé au-delà, ne connaîtrait de la ville que le court chemin le séparant de la banque où il irait chaque mois renouveler sa provision de piécettes. Absurde, bien sûr, pensait-il, mais que peut espérer d'autre un homme à qui est arrivé ce qui m'est arrivé? A tout prendre, il préférait cela à l'enfermement, à la folie prise en charge et cadenassée par un quelconque docteur Kalenka et sa horde d'infirmiers musculeux. Il aimait mieux vivre sur le ferry que dans le patelin du Sud-Ouest où il finirait par échouer, après tout un parcours de cures sophistiquées et de maisons de repos haut de gamme. Car c'était bien, à terme, le sort qui l'attendait s'il retournait en France. Il se savait pourtant sain d'esprit, mais la plupart des fous entretiennent la même conviction, rien ne les en ferait démordre, et il n'ignorait pas qu'aux yeux de la société une mésaventure comme la sienne ne pouvait signifier que la démence. Alors qu'en vérité, il s'en rendait bien compte à présent, les choses étaient plus complexes. Il n'était pas fou. Agnès, Jérôme et les autres non plus. Seulement l'ordre du monde avait subi un dérèglement à la fois abominable et discret, passé inaperçu de tous sauf de lui, ce qui le plaçait dans la situation du seul témoin d'un crime, qu'il faut par conséquence abattre. Quand bien même, dans son cas, rien ne se produisait plus de suspect, rien ne rentrerait pour autant dans l'ordre et mieux valait décidément, plutôt que le cabanon, le sursis répétitif, morne, mais librement choisi, de la vie sur le ferry. Ne plus jamais rentrer, repousser la tentation, rester caché comme le témoin que la Mafia doit éliminer. Il devait faire comprendre cette nécessité à Agnès: sa disparition n'était pas une foucade, mais une obligation vitale; il fallait que, de loin, sans chercher à le revoir, elle l'aide à s'en tirer le moins mal possible. Qu'elle mette fin aux recherches engagées, ne fasse pas opposition à ses cartes de crédit, plus tard lui envoie de l'argent pour assurer sa survie. Maintenant, comment accueillerait-elle de telles consignes? Et lui, à sa place, comment réagirait-il? Il s'avoua avec amertume qu'il ferait sans doute l'impossible pour la rapatrier, contre son gré, la confier aux meilleurs psychiatres, et c'était justement ce qu'il ne fallait pas faire. Il fallait qu'elle s'incline, comprenne. Assis sur les marches, face aux lumières de Kowloon, aux gigantesques enseignes Toshiba, Siemens, TDK, Pepsi, Ricoh, Citizen, Sanyo, dont il connaissait par cœur, à présent, les rythmes de clignotement, il s'efforçait de bâtir des phrases, de trouver le ton juste pour lui faciliter l'effort surhumain de ne pas voir dans son exigence un témoignage supplémentaire de folie, mais au contraire une réaction raisonnable, réfléchie. La moustache, son père, Java, Serge et Véronique, tout cela n'avait plus d'importance, il ne servait à rien d'y revenir, seule comptait désormais l'attitude matérielle qu'il convenait d'adopter face à ce bouleversement sans remède. Il fallait qu'elle comprenne, ce serait dur, et qu'elle l'aide, mais il faudrait aussi que lui-même s'y tienne. Il ne pouvait sous-estimer la vitalité déréglée de son esprit, ignorer que ce qu'il pensait à cet instant, il ne le penserait plus dans deux jours, ou deux heures. L'évidence absolue de ses conclusions ne l'avait pas moins aveuglé quand il croyait Agnès et Jérôme coupables. Il savait à présent qu'il s'était trompé, qu'il voyait enfin clair, mais bientôt, inutile de se leurrer, son cerveau se remettrait à osciller, à courir d'un butoir à l'autre. Déjà, il lui suffisait de penser qu'il ne referait jamais l'amour avec Agnès pour que la machine infernale se réveille, pour qu'il soit tenté d'abandonner toutes ses résolutions, de rentrer, de la serrer dans ses bras en se figurant que la vie allait reprendre. Le ferry lui plaisait, lui avait plu d'emblée parce qu'il offrait un cadre à ses hésitations pendulaires, parce qu'il suffisait d'avoir assez de pièces pour suivre le mouvement, hésiter, se rebeller, mais sans agir pour autant. Car une fois choisie la seule action raisonnable, savoir s'enfuir au bout du monde, tout le problème était de s'en tenir là, de ne plus bouger, de ne plus agir, de ne pas accomplir autrement qu'en pensée le mouvement inverse. Hors du ferry qui le prenait en charge, le monde n'opposait pas à ses velléités suffisamment de résistance. Il aurait fallu pouvoir couper les ponts, se placer dans une situation matérielle ou physique telle que le retour lui soit à jamais interdit. Or, quand bien même il jetterait ses cartes de crédit, son passeport, il lui suffirait de franchir le seuil du consulat pour être bientôt rapatrié. Faute de pouvoir murer ces portes de sortie, rien ne l'assurait que sa détermination ne flancherait pas, qu'une vague mentale plus forte n'emporterait pas sa conviction présente pour lui en substituer une autre, et même le faire sourire de ce qu'il considérerait alors comme une lubie. Aucune puissance au monde ne pouvait le prémunir contre cette versalité, pas même le rythme tranquillisant des traversées en ferry, dont il pressentait qu'il se lasserait vite. Au moins les fous du patelin, ou des asiles, avaient-ils pour alliée la torpeur provoquée par les médicaments: elle réglait la pendule, en circonscrivait le mouvement, comme un ferry intérieur jamais lassé d'aller et de venir, paisiblement, dans leurs cerveaux engourdis. La machine ne grippait plus, carburait aux pilules, aux gélules, aux capsules quotidiennes, plus sûres encore que les pièces de 50 cents parce qu'il y avait toujours quelqu'un pour les administrer. Il se rappelait même l'aveu d'une villageoise expliquant naïvement au reporter que l'avantage, avec ces malades-là, tenait à ce qu'ils étaient incurables, donc à l'assurance de les garder à vie, de toucher jusqu'à leur mort le modeste pactole gratté sur leur entretien. Il les enviait presque d'être ainsi déchargés de toute responsabilité, hors d'atteinte.