Plus tard le ciel pâlit, des bruits, des esquisses d'agitation troublèrent le calme nocturne de la jetée. Il devina des mouvements dans la pénombre. Un homme en short et maillot de corps, à quelques mètres de lui, dessinait une tache claire, mouvante, lançait les bras en avant, en arrière, s'accroupissait, se relevait. D'autres apparurent. Un peu partout, le long du quai, des silhouettes progressivement distinctes se contorsionnaient avec lenteur, calmement, presque en silence. Il entendait des souffles profonds et réguliers, parfois un craquement d'articulation, une phrase lancée à mi-voix, à laquelle répondait alors une autre phrase en écho, empreinte d'une expression qui lui semblait joviale. Un petit vieux en survêtement, qui venait de s'approcher de lui pour faire sa gymnastique, lui adressa un sourire aimable et, du geste, l'invita à l'imiter. Il s'était levé, exécutait maladroitement les mouvements que le vieux lui montrait, sous les rires étouffés de deux très grosses femmes, occupées à toucher leurs orteils du bout des doigts, à une cadence très souple, sans précipitation. Au bout d'une minute, il rit à son tour, fit comprendre à ses compagnons d'exercice qu'il n'avait pas l'habitude, qu'il arrêtait. Le vieux dit «good, good», une des femmes mima un applaudissement et, sous leurs regards à peine ironiques, il s'éloigna, gravit un escalier, se retrouva bientôt sur une large passerelle bétonnée que prolongeait une esplanade bordée de bancs. Partout, des gymnastes de tous âges exécutaient sans hâte leurs mouvements. Il s'étendit sur un des bancs, tournant le dos à la baie. L'embarcadère du ferry, visible en contrebas de la balustrade, restait grillagé. Au-dessus de lui, une petite tonnelle composée de tubulures bleu pâle encadrait un immeuble très haut, dont les fenêtres rondes ressemblaient à des écrous, et un autre encore inachevé, habillé jusqu'à mi hauteur de vitres-miroirs. Les étages supérieurs disparaissaient sous les échafaudages de bambou et les bâches vertes. Entre ces deux blocs, des grues, des bouts d'autres immeubles se détachaient sur la masse vert sombre du Pic dont, si haut qu'il levât les yeux, il ne pouvait voir le sommet, perdu dans une brume scintillante. Le soleil, déjà, cognait sur les vitres, sur les plaques métalliques, les tubulures, un tumulte affairé commençait à monter du port et, pour la première fois, l'idée d'être à Hong-Kong lui procura une sorte d'excitation. Il resta allongé une demi-heure encore, à regarder le soleil se lever dans tous les reflets érigés par la ville. Quand il se retourna vers la baie, il reconnut son ferry qui progressait lentement, entre cargos et sampans, en suivit des yeux le sillage jusqu'à l'embarcadère de Kowloon et, en le voyant prendre le chemin du retour, c'était comme s'il avait été à bord. La reprise de la navette lui inspirait un sentiment de sécurité si grand qu'il se surprit à penser: après tout, je ne suis pas pressé. Il pensa aussi que le matin, tout était plus facile.
Il se leva, longea la promenade où la paisible gymnastique matinale faisait déjà place au mouvement plus désordonné et hâtif des gens qui se pressent vers leur travail. Dans la cohue, cependant, des bureaucrates strictement vêtus interrompaient parfois leur marche, posaient leur attaché-case pour consacrer vingt ou trente secondes à étirer les bras, plier les genoux, bomber le torse, soudain très calmes. Personne ne prenait garde à lui. A travers la foule devenue compacte, il déboucha sur un patio, au pied de l'immeuble en construction dont il s'aperçut que les étages inférieurs, terminés, abritaient déjà des bureaux. Une banque: il sourit, se rappelant son projet de vie sur le ferry. Plus loin, un bureau de poste, pas encore ouvert: il se promit d'y revenir plus tard, pour téléphoner à Agnès. Enfin, il aviserait, peut-être qu'une longue lettre vaudrait mieux.
Abandonnant la passerelle, il descendit sur la large avenue qu'elle enjambait et qu'on ne pouvait traverser autrement, longea le trottoir encombré. Il faisait déjà très chaud. Au moment précis où il s'en rendait compte, la sueur devint froide sur ses épaules, il s'arrêta net, comme si ses pieds prenaient racine dans le tapis rouge déroulé sur le trottoir et comprit qu'il passait devant un hôtel dont l'air conditionné entretenait un microclimat jusque dans la rue. Il enfila sa veste, entra. Le hall était glacial, un autre monde d'un coup. Fauteuils de cuir, tables de verre fumé, plantes vertes, le tout ceint d'une loggia et de boutiques de luxe, les murs ornés de bas-reliefs en bronze évoquant un agglomérat de fusibles grillés et d'une fresque hideuse aux motifs vaguement asiatiques. Une pancarte indiquait la direction de plusieurs restaurants et d'une coffee-shop où il résolut, en boutonnant sa veste, de prendre un petit déjeuner.
Il mangea et but de bon appétit, puis demanda qu'on lui apporte de quoi écrire. Mais, devant la feuille de papier, méditant la première phrase de sa lettre à Agnès, il s'aperçut que ses craintes de la nuit étaient fondées, d'autant plus fondées qu'elles lui inspiraient une sorte d'incrédulité rétrospective. Son projet de passer le reste de sa vie à faire la navette entre Kowloon et Hong-Kong, ses calculs de budgets, le fait surtout d'avoir considéré cette solution comme la seule alternative à l'internement dans un patelin du Sud-Ouest lui paraissaient, comme prévu, aussi dérisoires maintenant que le soupçon d'une conspiration ourdie par Agnès contre lui. Dans le naufrage de ses raisonnements nocturnes, d'une détermination à laquelle il s'était pourtant juré de se tenir, l'inquiétude subsistait cependant de ce que pourrait être son retour. Le grand jour, le discret cliquetis des couverts dans la coffee-shop de l'hôtel Mandarin évacuaient l'affaire de la moustache et ses suites vers une zone de doute, presque d'oubli, mais en même temps qu'elle le rassurait, sa présence dans cette coffee-shop l'obligeait à se rappeler qu'il s'était produit des événements irréductibles, qu'il avait franchi une frontière et dépassé peut-être un point de non-retour. A force de rester sans réponse, la question pour lui s'était déplacée du «pourquoi?» au «comment?», mais ce «comment», dès qu'il ne s'agissait plus de mettre un pied devant l'autre, des pièces dans une fente, des aliments dans sa bouche, se mettait lui aussi à flotter, dépouillait sa substance de mot censé déboucher sur une ligne de conduite pour n'être plus qu'un point d'interrogation, un «alors quoi?», un «et maintenant?» dont les effets paralysants ne pouvaient être contrés qu'au coup par coup, en se fixant des buts immédiats, des obstacles bénins qu'il se réjouissait de surmonter parce qu'ils cachaient, le temps de mobiliser son attention, l'obstacle gigantesque du choix entre partir et rester. Pour le moment, tout demeurait ouvert. Mais s'il écrivait à Agnès, il fallait qu'il prenne une décision. Ou bien il se contentait de la rassurer, de dire ne t'inquiète pas, je traverse une crise, bientôt je t'enverrai des nouvelles plus précises. Différer encore. Le mieux, alors, était de téléphoner, qu'au moins elle le sache en vie et ne le fasse pas rechercher.