Выбрать главу

Renonçant provisoirement à sa lettre, il se servit toutefois du papier à en-tête de l'hôtel pour noter les numéros de téléphone de son appartement, de ses parents et de l'agence, afin d'être certain de ne pas les oublier. Il glissa le feuillet plié en quatre dans la poche intérieure de sa veste et, après avoir réglé son petit déjeuner, se dirigea vers les cabines téléphoniques qu'il avait repérées dans un renfoncement du lobby. Un employé lui fournit l'indicatif pour la France et il le nota également. Puis il forma successivement les trois numéros, mais n'obtint pas de réponse. Selon ses calculs, il était 11 heures du soir à Paris, ce qui expliquait le silence de l'agence, mais il comprenait mal, une fois de plus, qu'Agnès en sortant n'ait pas branché le répondeur. Si elle l'avait fait, il aurait pu, grâce à la télécommande, écouter les messages récents, en tirer une idée de l'atmosphère qui régnait en son absence. A condition, cependant, que l'interrogateur fonctionne encore à une telle distance. Il s'était déjà posé la question, quand ils avaient acheté l'appareiclass="underline" existait-il une frontière au-delà de laquelle l'impulsion sonore cessait d'agir? A priori, il n'y avait pas de raison. Et, du reste, il pouvait se renseigner facilement sur ce point: les boutiques de matériel électronique ne manquaient pas à Hong-Kong. La réponse, ceci dit, ne changerait rien au problème tant qu'Agnès n'aurait pas remis le répondeur en marche. Elle finirait bien par le faire, à moins qu'il ne soit cassé, ou bien… Il sourit sans gaieté: à moins qu'Agnès lui assure, lorsqu'ils se parleraient, s'ils se parlaient encore un jour, qu'ils n'avaient jamais eu de répondeur. Bien entendu, il se rappelait très bien la forme de l'appareil, l'époque où ils l'avaient acheté, les milliers de messages enregistrés, effacés, parmi lesquels celui de son père leur rappelait le déjeuner dominical; bien entendu, il pouvait suivre du doigt, dans sa poche, les arêtes métalliques de l'interrogateur, mais qu'est-ce que cela prouvait? Il avait encore refait son numéro, laissait sonner. Sans lâcher l'écouteur d'où s'échappait toujours la tonalité monotone, il sortit le petit appareil, lut avec attention la notice imprimée sur la plaque: «1) Composez votre numéro de téléphone. 2) Dès le début de votre annonce, placez le boîtier de télécommande sur le microphone de votre combiné et envoyez la tonalité pendant deux à trois secondes. 3) La cassette Annonce s'arrête, la cassette Messages se rebobine et vous prenez connaissance des messages enregistrés…» Machinalement, il effleura le bouton placé sur la tranche du boîtier, appuya sans relever le doigt jusqu'à ce que la stridence faible mais continue du bip vrille insupportablement les oreilles d'un Chinois corpulent qui, occupant la cabine voisine, se mit à cogner sur la vitre avec véhémence. Comme dégrisé, il relâcha sa pression, remit la télécommande dans sa poche, raccrocha et sortit. Plus encore que le silence au bout du fil, l'inutilité d'un accessoire grâce auquel il comptait pouvoir tâter le terrain, surprendre les réactions provoquées par sa fuite, l'accablait. Il se sentait démuni, trahi: à supposer que l'existence même du répondeur n'ait pas rejoint à la trappe celles de sa moustache, de son père, de ses amis, était-il possible qu'Agnès l'ait délibérément débranché en constatant la disparition de la télécommande? Qu'elle ait sacrifié une chance d'avoir de ses nouvelles rien que pour le priver de l'usage du mouchard? Où était-elle? Que faisait-elle? Que pensait-elle? Continuait-elle à parler, manger, boire, dormir? A effectuer les gestes de la vie quotidienne, en dépit de cette insupportable incertitude? Se rappelait-elle, au moins, qu'il avait disparu? Qu'il avait existé?

Dans le miroir gravé qui revêtait le mur, derrière la rangée de cabines, il avait pu, en écoutant résonner les sonneries sans réponse, s'observer à loisir: veste fripée, trop chaude, chemise grise de crasse et de sueur, cheveux embroussaillés et barbe de trois jours. Il résolut, pour se calmer, d'acheter des vêtements de rechange. Il traversa le lobby pour gagner un patio bordé de boutiques luxueuses où, sans se presser, il choisit une chemise légère, munie de larges poches pectorales qui le dispenseraient de porter une veste, un pantalon de toile, une paire de slips, des sandales de cuir, enfin un élégant nécessaire à raser, le tout lui coûta un prix insensé mais il s'en moquait et, à la réflexion, décida même de transférer ses quartiers à l'hôtel Mandarin. Le fait de s'engager dans des dépenses fastueuses lui donnait l'impression de prendre une décision. En outre, comme il n'avait rien de particulier à faire à Kowloon, ce déménagement l'écarterait un peu des tentations du ferry. Il n'avait pas davantage à faire «on the Hong-Kong side», mais bon…

Claire, spacieuse, confortable, sa nouvelle chambre comportait deux lits jumeaux, la fenêtre donnait, non sur la grande avenue parallèle au quai, mais sur une rue transversale dont les vitres scellées et doublées filtraient le vacarme. Dès que le groom fut parti, il se déshabilla, prit une douche et rasa sa barbe, maniant avec précaution le coupe-chou, à l'usage duquel il n'était pas habitué. La moustache reprenait tournure, et cette repousse éveilla en lui l'espoir bizarre que le retour à son aspect antérieul entraînerait la disparition et même l'annulation rétrospective de tous les mystères provoqués par son initiative. D'un coup, il retrouverait son intégrité, physique, mentale, biographique, aucune trace ne subsisterait du désordre. Il reviendrait de HongKong, persuadé à juste raison d'y avoir effectué un voyage d'affaires, pour le compte de l'agence, il aurait dans sa serviette, car il en achèterait une, les documents témoignant de son travail, des contacts qu'il avait établis. Agnès l'accueillerait tendrement à l'aéroport, elle connaîtrait l'heure exacte de son retour. Elle ne se souviendrait de rien, lui non plus, tout serait rentré dans l'ordre. Aucune incohérence ne se produirait par la suite, le mystère se serait effacé de lui-même, n'aurait en fait jamais eu lieu. Voilà ce qui pouvait arriver de mieux et, en y réfléchissant, ce n'était ni plus ni moins impossible que ce qui était arrivé. Il pouvait même, songe a-t-il, donner un coup de pouce aux puissances qui, après s'être jouées de lui, consentiraient à tout remettre en place. Aide-toi, le ciel t'aidera… Oui, mais s'aider, dans son cas, cela signifiait réunir des documents prouvant la réalité et l'utilité de son voyage d'affaires, téléphoner à Jérôme pour mettre au point la fiction justifiant son départ impromptu, lui demander de préparer psychologiquement Agnès à croire qu'elle avait rêvé, bref recommencer le cirque, donner de nouvelles preuves de sa folie, à peu de choses près convoquer soi-même l'ambulance qui le cueillerait au sortir de l'avion… Non, seul le ciel, si on pouvait appeler ça le ciel, était en mesure de l'aider: il ne s'agissait pas, surtout pas, de truquer la réalité, mais d'accomplir un miracle, de faire que n'ait pas eu lieu ce qui avait eu lieu. Gommer cet épisode de leurs vies, et ses conséquences, mais aussi gommer la trace de la gomme, et la trace de cette trace. Ne pas truquer, ne pas oublier, mais n'avoir plus rien à truquer ni à oublier, sans quoi le souvenir reviendrait, inéluctablement, les détruirait… Non, vraiment, la seule aide qui fût à sa portée, s'il voulait s'attirer la miséricorde du ciel, c'était de se laisser repousser la moustache, d'en prendre soin, de faire confiance à ce remède. Allongé sur le lit, il effleurait du doigt sa lèvre supérieure, caressait le poil renaissant, sa seule chance.